collection
— Rupture
15.6 € / 12 CHF
6 décembre 2011
130x200 cm
ISBN 978-2-940426-19-5
ISSN 1662-3231
Blackout, ultime cri de rage du mouvement, est dédié aux camarades emprisonnés de l’écrivain lors de la grande vague de répression de 1979. [...] Ainsi qu’y insiste avec justesse Ada Tossatti, Balestrini aura finalement été « l’écrivain le plus radicalement formaliste et radicalement engagé […] que l’Italie ait connu dans ces cinquante dernières années », attaché à révolutionner le langage autant que la société, dans une geste qui tient du tour de force.
Julien Hage, Dissidences, février 2012.
Poèmes traduits de l’italien par Pascale Budillon Puma et Ada Tosatti
Postface d’Ada Tosatti + Lire
Rendre en vers la parabole des mouvements contestataires des années soixante-dix – leur force, leur rage, leur déclin – c’est l’exploit réussi par Nanni Balestrini dans les textes ici réunis. Par un savant équilibre entre la rigueur de la composition, qui repose sur des habiles techniques combinatoires, et une langue fragmentaire, portant inscrite en elle-même la trace d’une histoire en devenir, l’auteur donne vie à une mosaïque vaste et mouvante.
Si Vivre à Milan reflète la radicalité et la complexité des conflits qui ont mis à feu et à sang l’Italie au cours de la décennie, Blackout apparaît incontestablement comme le grand poème épique de cette saison de révoltes. Lamentation funèbre pour la mort du mouvement mais aussi ultime cri de rébellion et d’espoir, cette épopée des vaincus, dont l’architecture répétitive évoque un mythique éternel retour, vibre de l’élan des grands événements collectifs et résonne d’une multitude de voix, personnelles et publiques. Ce sont l’intimité et la suspension qui dominent enfin dans Hypocalypse, images poétiques de la condition existentielle d’incertitude et de repli liée à la fin des grandes aspirations collectives.
Nanni Balestrini est né à Milan en 1935. Membre du groupe des poètes d’avant-garde I Novissimi, il est parmi les fondateurs, en 1963, du Gruppo 63. Il travaille dans l’édition – comme directeur littéraire chez l’éditeur milanais Feltrinelli de 1962 à 1972 – et aussi pour le cinéma et la télévision. Il a dirigé les mensuels culturels Quindici et Alfabeta. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français.
« Ce que les écrivains ont longtemps appelé le « réel » – affirmait Roland Barthes à la fin des années soixante-dix – n’est lui-même qu’un système, un flux d’écritures échelonnées à l’infini : le monde est toujours déjà écrit »1. Dès lors, ajoutait-il, « communiquer avec le monde […] c’est traverser les écritures dont est fait le monde, comme autant de « citations » dont l’origine ne peut être ni tout à fait repérée, ni jamais arrêtée »2.
Il serait difficile de trouver une meilleure définition de la tension qui fonde depuis toujours la production littéraire de Nanni Balestrini : l’écrivain le plus radicalement formaliste et radicalement engagé – selon un paradoxe qui ne l’est qu’en apparence – que l’Italie ait connu dans les dernières cinquante années.
Dès les années soixante, au sein de la Néo-avant-garde italienne, Balestrini explore le rapport entre langage et réalité, entre aliénation et pouvoir de la parole par ses recueils de poèmes, à l’instar de Comment on agit et Mais faisons-nous une autre3. Fidèle à la conviction que « l’attitude fondamentale de la création poétique est de « taquiner » les mots, de leur tendre une embuscade […], d’exercer une violence contre les structures du langage », aspiration formulée dans l’essai Langage et opposition, il n’a cessé de vouloir atteindre le réel à travers une action sur les mots en transformant la poésie en un « véritable fouet pour le cerveau des lecteurs »4, quotidiennement submergés par le lieu commun et la répétition du même.
Par les techniques du cut-up et fold-in, la plupart de ses œuvres se présentent comme le résultat du collage de fragments textuels préexistants, selon le principe du ready-made dadaïste5. Mais alors qu’à ses débuts Balestrini visait surtout la mise en cause de la valeur référentielle du langage – et le méta-roman Tristan6 dans sa négation de toute narration en est l’illustration exemplaire – avec la longue décennie des révoltes commencée en 1968, il refonde la relation entre texte et réalité en donnant vie à un art qui se commet sur le double front du fond et de la forme, une écriture qui plonge ses racines dans le terreau des conflits sociaux et puise dans l’énergie des masses sa sève bouillonnante7. Emblématique de l’évolution de sa poétique est au tournant de la décennie soixante-dix le roman Nous voulons tout8, portant sur les luttes ouvrières à la Fiat de « l’autunno caldo », ainsi que La violence illustrée9, puissant instrument de démystification et de dénonciation de toutes les formes de violence – politique, sociale, symbolique – à l’œuvre dans la société italienne de l’époque.
En traversant les écritures dont est fait le monde, en les mâchant, en les déstructurant, en les bouleversant, Balestrini parvient dans les textes ici réunis, Vivre à Milan, Blackout et Hypocalypse, à rendre en vers la vitalité des mouvements contestataires des années soixante-dix. Par un savant équilibre entre la rigueur de la composition, qui repose sur d’habiles techniques combinatoires, et une langue fragmentaire portant inscrite en elle-même les traces d’une histoire en devenir, il donne vie à une mosaïque vaste et mouvante. L’on est frappé alors de constater avec quelle maîtrise l’auteur fait en sorte que chacun des textes, par le procédé pourtant semblable du collage, se teinte de nuances différentes, exprime tour à tour la puissance vitale, la rage audacieuse, mais aussi le déclin et la désespérance de ces vaincus de l’Histoire qui ont constitué, selon ses propres mots, la « meilleure partie d’une génération »10.
Les dates de composition de ces trois textes couvrent un arc temporel relativement bref, de la moitié des années soixante-dix au début de la décennie quatre-vingt, mais pendant lequel s’opèrent des transformations profondes et irrévocables du paysage social et politique de la péninsule. En l’espace de moins de dix ans l’on passe d’un climat de contestation radicale et de lutte diffuse sur le territoire, dans lequel l’Autonomie ouvrière et sociale joue un rôle central, au dépérissement de toute aspiration collective. Sous le coup, parmi d’autres facteurs, d’une violente répression conduite par les pouvoirs publics, l’élan révolutionnaire qui avait animé de nombreux contestataires pendant la grande vague des révoltes, s’essouffle. Au milieu de cette parabole une date, le 7 avril 1979, reste inscrite douloureusement dans la mémoire des militants. Sur la base de ce qui sera défini le « théorème Calogero » la magistrature de Padoue émet, en cette journée fatidique, un mandat d’arrêt contre un grand nombre de représentants du mouvement autonome, accusés d’être le cerveau caché des Brigades Rouges11.
Au cœur de Vivre à Milan, le premier texte de ce recueil, se trouve l’émergence du mouvement autonome, l’explosion diffuse et généralisée de la violence prolétarienne. Dans son édition originale de 1976, cette œuvre accompagnait 15 photos-manifestes du jeune photoreporter militant Aldo Vito Bonasia, cueillant des instants emblématiques des affrontements entre les forces de l’ordre et les jeunes ouvriers, les étudiants, les gens du peuple.
Conçu dans un rapport dialectique avec les photos de Bonasia, avec leur fonction de dénonciation sociale et de contre-information, Vivre à Milan croise dans une seule tresse ininterrompue trois fils parallèles, trois flux d’information, eux-mêmes composés de fragments d’articles relatifs aux nombreux épisodes de rébellion qui se déroulent dans la première moitié de la décennie : manifestations, attaques contre les sièges des entreprises, rondes contre le travail au noir. Cadrer le réel par le langage revient à découper en prisme les discours qui le traversent, à montrer la multiplicité des facettes qui le composent, à provoquer des court-circuit spatio-temporels. La portée référentielle des langages informatifs qui composent le texte est ainsi subvertie par la structure poétique qui informe l’œuvre, dans le sens d’un élargissement des potentialités du langage.
La prolifération de phrases morcelées et l’absence de démarcation entre les flux de communication apparaissent alors comme la reproduction métalinguistique d’une double confusion : le désordre créatif et vital qui bouleverse par la violence des affrontements le tissu de la ville de Milan et le trouble qui frappe ceux qui, à cause de leur mauvaise foi politique ou d’une lecture aveugle des événements, ne parviennent pas à comprendre les vrais raisons des révoltes autonomes. C’est conscients de l’habituelle distance ironique de Balestrini qu’il faut donc lire cette considération tirée du premier fil, clin d’œil à la méthode de composition du texte lui-même : « […] et la M/ilan qui délire semble mue par des/impulsions qu’il est de plus en plus/difficile de classer car presque toujou/rs liées au hasard ou reliées par des/fils étranges […] ». Car, on l’aura compris, chez Balestrini, rien n’est jamais laissé au hasard et tout est en revanche le fruit de calculs avisés.
Si Vivre à Milan reflète la radicalité et la complexité des conflits de la décennie, Blackout apparaît incontestablement comme le grand poème épique de cette saison de révoltes. À son origine le poème devait être une « action pour voix », portant sur le célèbre blackout de New York du 13 juillet 1977, que le chanteur Demetrio Stratos12 aurait dû exécuter à Milan en mai 1979. La mort soudaine de Stratos et l’incrimination de Balestrini lui-même dans l’enquête du 7 avril 1979 rendant impossible la réalisation du projet, l’auteur décide d’en faire le matériau de départ pour un poème plus vaste, dont la thématique principale est justement le processus de transformation des mouvements nés avec 1968 et leur criminalisation par le pouvoir. Blackout sera ainsi publié, en mai 1980, alors que Balestrini lui-même a dû s’exiler en France13.
Lamentation funèbre pour la mort du mouvement mais aussi ultime cri de rébellion et d’espoir, cette épopée des vaincus, dont l’architecture répétitive évoque un mythique éternel retour, vibre de l’élan des grands événements collectifs et résonne d’une multitude de voix, publiques et personnelles. Tout comme le chantre épique14, en effet, Balestrini participe ici de la construction d’une identité collective en récupérant au réel l’affrontement entre discours dominants et minoritaires, en réactivant dans l’espace du texte la puissance des langages antagonistes. En une majestueuse polyphonie, c’est un monde entier que le poète rassemble sur la page – et l’on se doit de souligner l’ambition totalisante de cette œuvre poly-sémantique et multi-médiale – au moment même où il explose, où il éclate en mille fragments. Une explosion apocalyptique incarnée par le morcellement du texte lui-même qui, à l’instar des différents pôles sémantiques de Blackout ne peut être figée dans aucune connotation univoque. Aussi, de même que les fragments relatifs au blackout de New York formulent, parallèlement à la vision d’un monde qui s’éteint, un ultime espoir de résistance politique, le vers sur lequel se termine l’œuvre, « il y a eu un cri collectif guttural quand les lumières se sont éteintes », exprime la persistance d’une irréductible énergie primordiale, d’une indomptable volonté d’opposition dont l’œuvre elle-même se veut pour toujours le vecteur et la démonstration.
Ce sont l’intimité et la suspension qui dominent enfin dans Hypocalypse, images poétiques de la condition existentielle d’incertitude et de repli liée à la fin des grandes aspirations collectives. Aucune révélation transcendantale, aucun renversement d’en haut n’aura jamais lieu. Ainsi, le chiffre sept, clé structurelle de l’ensemble du poème (les 49 poésies contiennent chacune 14 vers et sont réparties en 7 sections) semble suggérer la répétition toujours identique des jours qui s’ensuivent dans une attente interminable. Dans un présent qui ne semble supportable que dans les ténues manifestations d’une existence faite d’infimes, parcellaires sensations, le poète semble renvoyé à une parole d’autant plus morcelée que tout discours collectif est désormais banni : « ouvre la bouche/sans plus de mots/il n’y a plus rien à/la langue coupée […] ».
Mais si, comme l’écrit Walter Benjamin « la tradition des opprimés nous enseigne que « l’état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle », c’est peut-être en repartant d’une révélation d’en bas, d’une hypocalypse, de l’infime quotidien, qu’il sera possible de refonder une nouvelle conception de l’histoire et d’« instaurer un véritable état d’exception »15.
1. Roland Barthes, Sollers écrivain, Paris, Seuil, 1979, p.51.
2. Ibid.
3. Come si agisce, Milan, Feltrinelli, 1963 ; Ma noi facciamone un’altra, Milan, Feltrinelli, 1968.
4. « Linguaggio e opposizione », dans Alfredo Giuliani éd., I Novissimi. Poesie per gli anni’60, Milan, Rusconi e Paolazzi, 1961 ; ensuite Turin, Einaudi, 1965, p.196.
5. Cf. Gian Paolo Renello, Machinae. Studi sulla poetica di Nanni Balestrini, Bologne, Clueb, 2010.
6. Tristan, Paris, Le Seuil, 1972, traduction et présentation de Jacqueline Risset [Milan, Feltrinelli, 1966].
7. En témoigne notamment le cycle de La grande révolte (Milan, Bompiani, 1999) qui réunit en un seul volume les trois romans Nous voulons tout de 1971, Les invisibles de 1987 et L’éditeur de 1989.
8. Nous voulons tout, Le Seuil, 1973, rééd. 2009, Entremonde, traduction de Pascale Budillon [Milan, Feltrinelli, 1971].
9. La violence illustrée, Entremonde, 2011, traduction de Pascale Budillon [Turin, Einadi, 1976].
10. Dans Franco Marcoaldi, « L’autonomia è un romanzo », L’Espresso, 18 janvier 1987.
11. Le « théorème Calogero » a été appelé ainsi du nom du magistrat Pietro Calogero, procureur de la République, qui avait instruit le procès. Les mandats d’arrêts furent adressés contre plus de cinquante militants de l’Autonomie ouvrière et donnèrent lieu à des arrestations dans différentes villes de la péninsule, comme Rome, Milan, Padoue, Turin. Les chefs d’accusations étaient multiples, parmi lesquels les plus graves étaient ceux d’insurrection armée contre l’État et de complicité dans l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro.
12. Chanteur du groupe rock expérimental Area.
13. Recherché à une vieille adresse, Balestrini parvient à s’enfuir en France. Il sera acquitté par manque de preuves par un jugement rendu le 12 juin 1984 à la fin du premier procès.
14. . La portée épique de la production balestrinienne, après l’intuition première du critique Mario Spinella relative au roman Nous voulons tout (« Balestrini : « Vogliamo tutto » », Rinascita, n.47, 26 novembre 1971, p.37), est un aspect unanimement souligné par les critiques contemporains. Voir par exemple les articles d’Angelo Petrella, « Dal postmoderno al romanzo epico. Linee per la letteratura italiana dell’ultimo Novecento » et de Antonio Tricomi, « Balestrini, epico avanguardista » (dans Allegoria. Per uno studio materialistico della letteratura, n.52-53, janvier-août 2006, p.134-148 et p.149-170) et l’essai d’Andrea Cortellessa, « Nanni Balestrini, medioevo passato prossimo », dans La Fisica del senso. Saggi e interventi su poeti italiani dal 1940 a oggi, Rome, Fazi, 2005, p.285-291.
15. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p.433.