collection

— Cahiers

Indisponible

8 € / 10.4 CHF

12 juillet 2010

11x18 cm

ISBN 978-2-940426-07-2

ISSN 1662-8349

La révolution n’est pas une affaire de parti

Otto Rühle

Textes choisis

Essai traduit de l’allemand

précédé de Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand par paul mattick + Lire

L’expé­rience his­to­ri­que nous apprend que tous les com­pro­mis conclus entre la révo­lu­tion et la contre-révo­lu­tion ne peu­vent pro­fi­ter qu’à cette der­nière. Toute poli­ti­que de com­pro­mis est une poli­ti­que de ban­que­route pour le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Ce qui avait débuté comme un simple com­pro­mis avec la social-démo­cra­tie alle­mande a abouti à Hitler. Ce que Lénine jus­ti­fiait comme un com­pro­mis néces­saire a abouti à Staline. En diag­nos­ti­quant comme mala­die infan­tile du com­mu­nisme le refus révo­lu­tion­naire des com­pro­mis, Lénine souf­frait de la mala­die sénile de l’oppor­tu­nisme, du pseudo-com­mu­nisme.

Écrit en 1920, ce petit texte résume les posi­tions anti­par­le­men­ta­ris­tes de Rühle qui lui valu­rent son exclu­sion du KAPD. Il y plaide pour une action ouvrière radi­cale et décen­tra­li­sée, en rup­ture avec toute forme de parti. Le texte est com­plété par La lutte contre le fas­cisme com­mence par la lutte contre le bol­che­visme, une cri­ti­que viru­lente de toutes les ten­dan­ces du léni­nisme, écrite ini­tia­le­ment en 1939, mais publiée pour la pre­mière fois seu­le­ment en 1971, 28 ans après la mort de l’auteur. Rühle y affirme que la lutte contre tout auto­ri­ta­risme à l’inté­rieur du mou­ve­ment ouvrier est tout aussi impor­tante que la lutte contre le fas­cisme. Ces deux textes sont accom­pa­gnés d’une intro­duc­tion de Paul Mattick.

Ancien député social-démo­crate alle­mand, Otto Rühle évolua au sein de l’oppo­si­tion de gauche. Membre fon­da­teur du Spartakusbund, puis délé­gué au conseil ouvrier et mili­taire de Dresde en 1918. Il s’opposa à Rosa Luxemburg sur la ques­tion des élections.

Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand, Paul Mattick1

I

L’acti­vité d’Otto Rühle dans le mou­ve­ment ouvrier alle­­mand fut liée au tra­vail de peti­tes mino­ri­tés à l’inté­rieur et à l’exté­rieur des orga­ni­sa­tions ouvriè­res offi­ciel­les. Les grou­pes aux­quels il a direc­te­ment adhéré n’eurent à aucun moment une impor­tance véri­ta­ble. Et même à l’inté­rieur de ces grou­pes il occupa une posi­tion spé­ciale ; il ne put jamais s’iden­ti­fier com­plè­te­ment à aucune orga­ni­sa­tion. Il ne per­­dit jamais de vue les inté­rêts géné­raux de la classe ouvrière quelle que soit la stra­té­gie poli­ti­que qu’il ait sou­te­nue à un moment par­ti­cu­lier.

Il ne pou­vait pas consi­dé­rer les orga­ni­sa­tions comme une fin en soi mais sim­ple­ment comme des moyens pour établir des rela­tions socia­les réel­les et pour le déve­lop­pe­ment plus com­plet de l’indi­vidu. À cause de ses larges concep­tions sur la vie, il fut par moments accusé d’apo­sta­sie, et pour­tant il mourut comme il avait vécu. Socialiste dans le sens réel du mot.
Aujourd’hui, tout pro­gramme et toute dési­gna­tion ont perdu leur sens ; les socia­lis­tes par­lent un lan­gage capi­ta­­liste, les capi­ta­lis­tes un lan­gage socia­liste, et tout le monde croit à tout et à rien. Cette situa­tion est sim­ple­ment l’abou­tis­se­ment d’une longue évolution com­men­cée par le mou­ve­ment ouvrier lui-même. Il est main­te­nant tout à fait clair que seuls ceux qui, dans le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel, ont fait oppo­si­tion à ses orga­ni­sa­tions non démo­cra­ti­ques et à leurs tac­ti­ques, peu­vent être appe­lés pro­pre­ment socia­lis­tes. Les chefs ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas repré­senté et ne repré­sen­tent pas un mou­ve­ment d’ouvriers, mais un mou­ve­ment capi­ta­liste d’ouvriers. C’est en se tenant en dehors de ce mou­ve­ment qu’il est pos­si­ble de tra­vailler en vue de chan­ge­ments sociaux déci­sifs. Le fait que Rühle soit resté un indé­pen­dant, même à l’inté­rieur des orga­ni­sa­tions ouvriè­res domi­nan­tes, est une preuve de sa sin­cé­rité et de son inté­grité. Sa pensée toute entière fut cepen­dant déter­­mi­née par le mou­ve­ment auquel il s’oppo­sait et il est néces­­saire d’en ana­ly­ser les carac­té­ris­ti­ques pour com­pren­dre l’homme lui-même.
Le mou­ve­ment ouvrier offi­ciel ne fonc­tion­nait ni en accord avec son idéo­lo­gie pri­mi­tive, ni en accord avec ses inté­rêts immé­diats réels. Pendant un cer­tain temps, il servit d’ins­tru­ment de contrôle pour les clas­ses diri­gean­tes. Per­dant d’abord son indé­pen­dance, il dut bien­tôt perdre son exis­tence même. Les inté­rêts inves­tis en régime capi­ta­liste ne peu­vent se main­te­nir que par l’accu­mu­la­tion du pou­voir. Le pro­ces­sus de concen­tra­tion du capi­tal et du pou­voir poli­­ti­que contraint tout mou­ve­ment socia­le­ment impor­tant à tendre soit à détruire le capi­ta­lisme, soit à le servir de façon consé­quente. L’ancien mou­ve­ment ouvrier ne pou­vait pas réa­li­ser ce der­nier point et n’avait ni la volonté ni la capa­cité de réa­li­ser le pre­mier. Contraint à être un mono­pole parmi les autres, il fut balayé par le déve­lop­pe­ment capi­ta­liste qui tend à la direc­tion mono­po­liste des mono­po­les.

Dans son essence, l’his­toire de l’ancien mou­ve­ment ouvrier est l’his­toire du marché capi­ta­liste abordé d’un point de vue pro­lé­ta­rien. Les lois du marché devaient être uti­li­sées en faveur de la force de tra­vail en tant que mar­chan­dise. Les actions col­lec­ti­ves devaient abou­tir aux salai­res les plus élevés pos­si­bles. Le pou­voir économique ainsi obtenu devait être conso­lidé par voie de réforme sociale. Pour obte­nir les plus hauts pro­fits pos­si­bles, les capi­ta­lis­tes ren­for­çaient la direc­tion orga­ni­sée du marché. Mais cette oppo­si­tion entre le capi­tal et le tra­vail expri­mait en même temps une iden­­tité d’inté­rêts. L’un et l’autre encou­ra­gent la réor­ga­ni­sa­tion mono­po­liste de la société capi­ta­liste, bien qu’assu­ré­ment, der­rière leurs acti­vi­tés cons­ciem­ment diri­gées, il n’y ait fina­le­ment rien d’autre que le besoin d’expan­sion du capi­tal même. Leur poli­ti­que et leurs aspi­ra­tions, quoi­que tenant compte de faits et de besoins par­ti­cu­liers, étaient cepen­dant déter­mi­nées par le carac­tère féti­chiste de leur sys­tème de pro­duc­tion.

Mis à part le féti­chisme de la mar­chan­dise, quel­que signi­­fi­ca­tion que les lois du marché puis­sent pren­dre par rap­port à des pertes ou à des gains par­ti­cu­liers, et bien qu’elles puis­sent être uti­li­sées par tel ou tel grou­pe­ment d’inté­rêts, en aucun cas elles ne peu­vent être uti­li­sées en faveur de la classe ouvrière prise comme un tout. Ce n’est pas le marché qui déter­mine les rela­tions socia­les régnan­tes et gou­verne le peuple, mais plutôt le fait qu’un groupe séparé dans la société pos­sède ou dirige à la fois les moyens de pro­duc­tion et les ins­tru­ments d’oppres­sion. Les condi­tions du marché, quel­les qu’elles soient, favo­ri­sent tou­jours le Capital. Et si elles ne le font pas, elles seront trans­for­mées, repous­sées ou com­plé­tées par des forces plus direc­tes, plus puis­san­tes, plus fon­da­men­ta­les, qui sont inhé­ren­tes à la pro­priété ou à la ges­tion des moyens de pro­duc­tion.

Pour vain­cre le capi­ta­lisme, l’action en dehors des rap­­ports du marché capi­tal/tra­vail est néces­saire, action qui en finit à la fois avec le marché et les rap­ports de classe. Limité à l’action à l’inté­rieur de la struc­ture capi­ta­liste, l’ancien mou­ve­ment ouvrier menait la lutte dès ses pre­miers ins­tants dans des condi­tions iné­ga­les. Il était voué à se détruire lui-même ou à être détruit de l’exté­rieur. Il était des­tiné à être brisé de l’inté­rieur par sa propre oppo­si­tion révo­lu­tion­naire qui don­ne­rait nais­sance à de nou­vel­les orga­ni­sa­tions, ou condamné à être anéanti par le pas­sage capi­ta­liste de l’éco­nomie mar­chande à l’économie mar­chande diri­gée, avec les chan­ge­ments poli­ti­ques qui l’accom­pa­gnent. Dans les faits, ce fut cette seconde éventualité qui se réa­lisa, car l’oppo­si­­tion révo­lu­tion­naire à l’inté­rieur du mou­ve­ment ouvrier ne réus­sit pas à se déve­lop­per. Elle avait une voix mais pas la force et pas d’avenir immé­diat, alors que la classe ouvrière venait de passer un demi-siècle à cons­truire une for­te­resse à son ennemi capi­ta­liste et une immense prison pour elle-même, sous la forme du mou­ve­ment ouvrier. Toutefois, il est néces­saire de dis­tin­guer des hommes comme Otto Rühle pour décrire l’oppo­si­tion révo­lu­tion­naire moderne, bien que le fait de mettre en avant des indi­vi­dus soit exac­te­ment à l’opposé de son propre point de vue et à l’opposé des besoins des ouvriers qui doi­vent appren­dre à penser en termes de clas­ses plutôt qu’en termes de per­son­na­li­tés révo­lu­tion­nai­res.

II

La pre­mière guerre mon­diale et la réac­tion posi­tive du mou­ve­ment ouvrier devant le car­nage ne sur­pri­rent que ceux qui n’avaient pas com­pris la société capi­ta­liste et les succès du mou­ve­ment ouvrier à l’inté­rieur des limi­tes de cette société. Mais peu les com­pri­rent vrai­ment. Tout comme l’oppo­si­tion d’avant-guerre à l’inté­rieur du mou­ve­ment ouvrier peut être mise en lumière en citant l’œuvre lit­té­raire et scien­ti­fi­que de quel­ques indi­vi­dus au nombre des­quels il faut comp­ter Rühle, de même l’oppo­si­tion ouvrière contre la guerre peut aussi s’expri­mer par les noms de Liebknecht, Luxembourg, Mehring, Rühle et d’autres. Il est tout à fait révé­la­teur que l’atti­tude d’oppo­si­tion à la guerre, pour être un tant soit peu effi­cace, dut d’abord se pro­cu­rer une auto­ri­sa­tion par­le­men­taire. Elle dut être mise en scène sur les tré­teaux d’une ins­ti­tu­tion bour­geoise, mon­trant ainsi ses limi­tes dès son appa­ri­tion. En fait, elle ne servit que de pré­mice au mou­ve­ment bour­geois libé­ral pour la paix qui abou­tit en fin de compte à mettre fin à la guerre, sans bou­le­ver­ser le statu quo capi­ta­liste. Si, dès le début, la plu­part des ouvriers étaient der­rière la majo­rité bel­li­­ciste, ils ne furent pas moins nom­breux à suivre l’action de leur bour­geoi­sie contre la guerre qui se ter­mina avec la République de Weimar. Les mots d’ordre contre la guerre, quoi­que lancés par les révo­lu­tion­nai­res, firent sim­ple­ment office de garde-fous au ser­vice de la poli­ti­que bour­geoise et fini­rent là où ils étaient nés : dans le par­le­ment démo­cra-ti­que bour­geois.

L’oppo­si­tion véri­ta­ble à la guerre et à l’impé­ria­lisme fit son appa­ri­tion sous la forme des déser­tions de l’armée et de l’usine et dans la prise de cons­cience gran­dis­sante, de la part de beau­coup d’ouvriers, de ce que leur lutte contre la guerre et l’exploi­ta­tion devait englo­ber la lutte contre l’ancien mou­ve­ment ouvrier et toutes ses concep­tions. Cela parle en faveur de Rühle que son nom dis­pa­rut très vite du tableau d’hon­neur de l’oppo­si­tion contre la guerre. Il est clair, natu­rel­le­ment, que Liebknecht et Luxembourg ne furent célé­brés au début de la seconde guerre mon­diale que parce qu’ils mou­ru­rent long­temps avant que le monde en guerre ne fût ramené à la nor­male et n’eût besoin de héros ouvriers défunts pour sou­te­nir les chefs ouvriers vivants qui met­taient à exé­cu­tion une poli­ti­que réa­liste de réfor­mes ou se met­taient au ser­vice de la poli­ti­que étrangère de la Russie bol­che­vi­que.

La pre­mière guerre mon­diale révéla, plus que toute autre chose, que le mou­ve­ment était une partie et une par­celle de la société bour­geoise. Les dif­fé­ren­tes orga­ni­sa­tions de tous les pays prou­vè­rent qu’elles n’avaient ni l’inten­tion ni les moyens de com­bat­tre le capi­ta­lisme, qu’elles ne s’inté­res­­saient qu’à garan­tir leur propre exis­tence à l’inté­rieur de la struc­ture capi­ta­liste. En Allemagne, ce fut par­ti­cu­liè­re­ment évident parce que, à l’inté­rieur du mou­ve­ment inter­na­tio­­nal, les orga­ni­sa­tions alle­man­des étaient les plus étendues et les plus uni­fiées. Pour ne pas renon­cer à ce qui avait été cons­truit depuis les lois anti-socia­lis­tes de Bismarck, l’oppo­si­tion mino­ri­taire à l’inté­rieur du parti socia­liste fit preuve d’une contrainte volon­taire sur elle-même à un point inconnu dans les autres pays. Mais, alors, l’oppo­si­tion russe exilée avait moins à perdre ; elle avait de plus rompu avec les réfor­mis­tes et les par­ti­sans de la col­la­bo­ra­tion de clas­ses une décen­nie avant l’éclatement de la guerre. Et il est très dif­fi­cile de voir dans les dou­ceâ­tres argu­ments paci­fis­­tes du Parti Travailliste Indépendant une oppo­si­tion réelle au social-patrio­tisme qui a saturé le mou­ve­ment ouvrier anglais. Mais on atten­dait davan­tage de la gauche alle­mande que de tout autre groupe à l’inté­rieur de l’In­ternationale, et son atti­tude à l’éclatement de la guerre fut de ce fait par­ti­cu­liè­re­ment déce­vante. Mises à part les condi­tions psy­cho­lo­gi­ques indi­vi­duel­les, cette atti­tude fut le résul­tat du féti­chisme de l’orga­ni­sa­tion qui régnait dans ce mou­ve­ment.

Ce féti­chisme exi­geait la dis­ci­pline et l’atta­che­ment strict aux for­mu­les démo­cra­ti­ques, la mino­rité devant se sou­met­tre à la volonté de la majo­rité. Et bien qu’il soit évi­dent que, dans les condi­tions du capi­ta­lisme, ces for­mu­les cachent sim­ple­ment des faits tout oppo­sés, l’oppo­si­tion ne réus­sit pas à saisir que la démo­cra­tie inté­rieure du mou­ve­ment ouvrier n’était pas dif­fé­rente de la démo­cra­tie bour­geoise en géné­ral. Une mino­rité pos­sé­dait et diri­geait les orga­ni­sa­tions, tout comme la mino­rité capi­ta­liste pos­­sède et dirige les moyens de pro­duc­tion et l’appa­reil de l’État. Dans les deux cas, les mino­ri­tés, par la vertu de la direc­tion, déter­mi­nent le com­por­te­ment des majo­ri­tés. Mais, par la force des pro­cé­du­res tra­di­tion­nel­les, au nom de la dis­ci­pline et de l’unité, gênée mais allant à l’encon­­tre de son intime convic­tion, cette mino­rité oppo­sée à la guerre sou­tint le chau­vi­nisme social-démo­crate. Il n’y eut en août 1914 qu’un homme au Reichstag – Fritz Kunert – qui ne fut pas capa­ble de voter pour les cré­dits de guerre, mais qui ne fut pas capa­ble non plus de voter contre eux ; et ainsi, pour satis­faire sa cons­cience, il s’abs­tint de voter et l’un et l’autre.
Au prin­temps 1915, Liebknecht et Rühle furent les pre­­miers à voter contre les cré­dits de guerre. Ils res­tè­rent seuls un bon moment et ne trou­vè­rent de nou­veaux com­pa­gnons qu’au moment où les chan­ces d’une paix vic­to­rieuse dis­pa­­ru­rent du jeu d’échecs mili­taire. Après 1916, l’oppo­si­tion radi­cale à la guerre fut sou­te­nue et bien­tôt englou­tie par un mou­ve­ment bour­geois en quête d’une paix négo­ciée, mou­ve­ment qui, fina­le­ment, devait héri­ter du fonds de faillite de l’impé­ria­lisme alle­mand.

En tant que contre­ve­nants à la dis­ci­pline, Liebknecht et Rühle furent expul­sés du groupe social-démo­crate du Reichstag. Avec Rosa Luxembourg, Franz Mehring et d’autres, plus ou moins oubliés main­te­nant, ils orga­ni­sè­rent le groupe Die Internationale, publiant une revue du même nom pour expo­ser l’idée d’inter­na­tio­na­lisme dans le monde en guerre. En 1916, ils orga­ni­sè­rent le Spartakusbund qui col­la­bo­rait avec d’autres for­ma­tions de l’aile gauche, comme les Internationalen Sozialiste avec Julien Borchardt comme porte-parole, et le groupe formé autour de Johann Knief et du jour­nal radi­cal de Brême Arbeiterpolitik. Rétro-s­pec­ti­ve­ment, il semble que ce der­nier groupe était le plus avancé, c’est-à-dire le plus avancé dans son éloignement des tra­di­tions social-démo­cra­tes et par son orien­ta­tion vers de nou­vel­les façons d’abor­der la lutte de clas­ses pro­lé­ta­rienne. À quel point le Spartakusbund était encore atta­ché au féti­­chisme de l’orga­ni­sa­tion et de l’unité qui domi­nait le mou­­ve­ment ouvrier alle­mand, cela fut mis en lumière par son atti­tude oscil­lante concer­nant les pre­miè­res ten­ta­ti­ves de donner une nou­velle orien­ta­tion au mou­ve­ment socia­liste inter­na­tio­nal à Zimmerwald et à Kienthal. Les spar­ta­kis­tes n’étaient pas favo­ra­bles à une rup­ture nette avec le vieux mou­ve­ment ouvrier dans le sens de l’exem­ple plus pré­coce donné par les bol­che­viks. Ils espé­raient encore amener le parti à leur propre posi­tion, et éviter soi­gneu­se­ment toute poli­ti­que de rup­ture irré­conci­lia­ble. En avril 1917, le Spartakusbund s’unit au Parti Social-Démocrate Indépen­dant d’Allemagne (USPD) qui for­mait le centre de l’ancien mou­ve­ment ouvrier mais qui ne vou­lait plus cou­vrir le chau­vi­nisme de l’aile majo­ri­taire conser­va­trice du parti. Relativement indé­pen­dant, quoiqu’encore à l’inté­rieur du Parti Socialiste Indépendant, le Spartakusbund ne quitta cette orga­ni­sa­tion qu’à la fin de l’année 1918.

III

À l’inté­rieur du Spartakusbund, Otto Rühle par­ta­gea la posi­tion de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, qui avait été atta­quée par les bol­che­viks comme inconsé­quente. Inconséquente, elle l’était, mais pour des rai­sons perti-
nen­­tes. Au pre­mier regard, cette posi­tion sem­blait basée sur l’illu­sion que le Parti Social-Démocrate pou­vait être réfor­mé. Avec le chan­ge­ment de cir­cons­tan­ces, espé­rait-on, les masses ces­se­raient de suivre leurs chefs conser­va­teurs pour sou­te­nir l’aile gauche du parti. Et bien que de telles illu­sions aient vrai­ment existé, d’abord au sujet du vieux parti et plus tard au sujet des socia­lis­tes indé­pen­dants, elles n’expli­quent pas l’hési­ta­tion de la part des chefs spar­ta­kis­tes à s’enga­ger dans les voies du bol­che­visme. En réa­lité, les spar­ta­kis­tes se trou­vaient devant un dilemme quelle que fût la direc­tion dans laquelle ils por­taient leurs regards. En ne rom­pant pas au bon moment avec la social-démo­cra­tie, ils avaient manqué l’occa­sion de cons­ti­tuer une orga­ni­sa­tion forte, capa­ble de jouer un rôle déci­sif dans les sou­lè­ve­ments sociaux atten­dus. Cependant, en consi­dé­rant la situa­tion réelle en Allemagne, en consi­dé­rant l’his­toire du mou­ve­­ment ouvrier alle­mand, il était très dif­fi­cile de croire à la pos­si­bi­lité de former rapi­de­ment un contre-parti opposé aux orga­ni­sa­tions ouvriè­res domi­nan­tes. Naturellement, il aurait été pos­si­ble de former un parti à la façon de Lénine : un parti de révo­lu­tion­nai­res pro­fes­sion­nels ayant pour but d’usur­per le pou­voir, si néces­saire contre la majo­rité de la classe ouvrière. Mais c’était ce à quoi, pré­ci­sé­ment, les gens autour de Rosa Luxembourg n’aspi­raient pas. À tra­vers les années de leur oppo­si­tion au réfor­misme et au révi­sion­nisme, ils n’avaient jamais rac­courci la dis­tance qui les sépa­rait de la « gauche » russe, de la concep­tion de Lénine de l’orga­ni­sa­tion et de la Révolution. Au cours de vives contro­ver­ses, Rosa Luxembourg avait indi­qué clai­re­ment le fait que les concep­tions de Lénine étaient de nature jaco­bine et inap­pli­ca­bles en Europe occi­den­tale où ce n’était pas une révo­lu­tion bour­geoise qui était à l’ordre du jour mais une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Bien qu’elle aussi parlât de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, cette dic­ta­ture signi­fiait pour elle, « la manière d’appli­quer la démo­cra­tie – non pas son abo­li­tion – devant être l’œuvre de la classe, et non celle d’une petite mino­rité au nom de la classe », ce qui la dis­tin­guait de Lénine.

De façon aussi enthou­siaste que Liebknecht, Luxem­bourg et Rühle ont salué le ren­ver­se­ment du tsa­risme. Ils n’aban­don­nè­rent pas pour autant leur atti­tude cri­ti­que. Ils n’oubliè­rent ni le carac­tère du parti bol­che­vi­que, ni les limi­­tes his­to­ri­ques de la révo­lu­tion russe. Mais en dehors des réa­li­tés immé­dia­tes et du résul­tat final de cette révo­lu­tion, il fal­lait la sou­te­nir comme pre­mière rup­ture dans le front impé­ria­liste, et comme signe avant-cou­reur de la révo­lu­tion alle­mande atten­due. Beaucoup de signes de la proxi­mité de cette der­nière étaient appa­rus dans des grèves, des émeutes de la faim, des muti­ne­ries et toutes sortes de faits de résis­tance pas­sive. Mais l’oppo­si­tion gran­dis­sante contre la guerre et la dic­ta­ture de Ludendorff ne trou­vait aucune expres­sion orga­ni­sa­tion­nelle qui attei­gnit une exten­sion consi­dé­ra­ble. Au lieu d’évoluer vers la gauche, les masses sui­vaient leurs vieilles orga­ni­sa­tions et s’ali­gnaient sur la bour­geoi­sie libé­rale. Les sou­lè­ve­ments dans la marine alle­­mande et enfin la révolte de novem­bre furent menés dans l’esprit de la social-démo­cra­tie, c’est-à-dire dans l’esprit de la bour­geoi­sie alle­mande vain­cue.

La révo­lu­tion alle­mande est appa­rue comme ayant plus de portée qu’elle n’en a réel­le­ment eu. L’enthou­siasme spon­tané des ouvriers ten­dait bien plus à finir la guerre qu’à chan­ger les rela­tions socia­les exis­tan­tes. Les reven­di­ca­tions expri­mées dans les conseils d’ouvriers et de sol­dats ne dépas­saient pas les pos­si­bi­li­tés de la société bour­geoise. Même la mino­rité révo­lu­tion­naire, et par­ti­cu­liè­re­ment le Spartakusbund, ne réus­sit pas à déve­lop­per un pro­gramme révo­lu­tion­naire cohé­rent. Ses reven­di­ca­tions poli­ti­ques et économiques étaient de nature ambi­va­len­tes. Elles étaient établies pour un double usage, comme reven­di­ca­tions des­ti­nées à être accep­tées par la bour­geoi­sie et ses alliés sociaux-démo­cra­tes, et comme mots d’ordre d’une révo­­lu­tion qui devait en finir avec la société bour­geoise et ses défen­seurs.
Naturellement, au sein de l’océan de médio­crité que fut la révo­lu­tion alle­mande, il y eut des cou­rants révo­lu­­tion­nai­res qui réchauf­fè­rent le cœur des radi­caux et les ame­nè­rent à s’enga­ger dans des entre­pri­ses his­to­ri­que­ment tout à fait dépla­cées. Des succès par­tiels, dus à la stu­pé­fac­­tion momen­ta­née des clas­ses domi­nan­tes et à la pas­si­vité géné­rale des gran­des masses, épuisées par quatre années de famine et de guerre et qui nour­ris­saient l’espoir que la révo­lu­tion pour­rait abou­tir à une société socia­liste. Seulement, per­sonne ne savait réel­le­ment à quoi res­sem­blait la société socia­liste et quels pas res­taient à fran­chir pour la faire exis­ter. « Tout le pou­voir aux conseils d’ouvriers et de sol­dats ». Bien qu’atti­rant, ce mot d’or­dre lais­sait toutes les ques­tions essen­tiel­les ouver­tes. Ainsi, les luttes révo­lu­tion­nai­res qui sui­vi­rent novem­bre 1918 ne furent pas déter­mi­nées par les plans cons­ciem­ment élaborés par la mino­rité révo­lu­tion­naire, mais lui furent impo­sées par la contre-révo­lu­tion qui se déve­lop­pait len­te­­ment et s’appuyait sur la majo­rité du peuple. Le fait est que les larges masses alle­man­des, à l’inté­rieur et à l’exté­rieur du mou­ve­ment ouvrier, ne regar­daient pas en avant, vers l’établissement d’une nou­velle société, mais en arrière, vers la res­tau­ra­tion du capi­ta­lisme libé­ral, sans ses mau­vais aspects, ses iné­ga­li­tés poli­ti­ques, son mili­ta­risme et son impé­ria­lisme. Elles dési­raient sim­ple­ment qu’on com­plète les réfor­mes com­men­cées avant la guerre, des­ti­nées à l’ac­­com­plis­se­ment d’un sys­tème capi­ta­liste bien­veillant.

L’ambi­guïté qui carac­té­ri­sait la poli­ti­que du Spartakus­bund fut en grande partie le résul­tat du conser­va­tisme des masses. Les chefs spar­ta­kis­tes étaient prêts, d’un côté, à suivre la ligne net­te­ment révo­lu­tion­naire que dési­rait la pré­ten­due ultra-gauche, mais de l’autre côté ils res­taient per­sua­dés qu’une telle poli­ti­que ne pou­vait avoir de succès, étant donnée l’atti­tude pré­do­mi­nante des masses et la situa­­tion inter­na­tio­nale.

L’effet de la révo­lu­tion russe sur l’Allemagne avait été à peine per­cep­ti­ble. Il n’y avait pas non plus de rai­sons d’espé­rer qu’un tour­nant radi­cal en Allemagne puisse avoir des réper­cus­sions supé­rieu­res en France, en Angleterre et en Amérique. S’il avait été dif­fi­cile pour les Alliés d’inter­ve­nir en Russie de façon déci­sive, ils ren­contre­raient des dif­fi­cul­­tés moins gran­des pour écraser le mou­ve­ment com­mu­niste alle­mand. Au sortir de ses vic­toi­res mili­tai­res, le capi­­ta­lisme de ces nations s’était consi­dé­ra­ble­ment ren­forcé ; rien n’indi­quait réel­le­ment que leurs masses patrio­tes refu­se­raient de com­bat­tre une Allemagne révo­lu­tion­naire plus faible. En tout cas, mises à part des consi­dé­ra­tions de cet ordre, il y avait peu de rai­sons de croire que les mas­­ses alle­man­des occu­pées à se débar­ras­ser de leurs armes repren­draient la guerre contre un capi­ta­lisme étranger pour se débar­ras­ser du leur. La poli­ti­que qui était appa­rem­ment la plus « réa­liste » vis-à-vis de la situa­tion inter­na­tio­nale, et que devaient pro­po­ser bien­tôt Wolfheim et Lauffenberg sous le nom de National-Bolchevisme, était encore non réa­liste, étant donné les rap­ports de forces réels de l’après-guerre. Le plan de repren­dre la guerre avec l’aide de la Russie contre le capi­ta­lisme des Alliés ne tenait pas compte du fait que les bol­che­viks n’étaient ni prêts à par­ti­ci­per à une telle aven­ture, ni capa­bles de le faire. Naturellement les bol­che­­viks n’étaient pas oppo­sés à l’Allemagne, ni à aucune autre nation créant des dif­fi­cultés aux impé­ria­lis­tes vic­to­rieux ; cepen­dant, ils n’encou­ra­geaient pas l’idée d’une nou­velle guerre à large échelle pour pro­pa­ger la révo­lu­tion mon­diale. Ils avaient besoin de sou­tien pour leur propre régime dont le main­tien n’était pas encore assuré pour les bol­che­viks eux-mêmes, mais ils ne s’inté­res­saient pas au sou­tien des révo­lu­tions dans les autres pays par des moyens mili­tai­res. Suivre à la fois un cours natio­na­liste indé­pen­dant de la ques­tion des allian­ces et en même temps uni­fier l’Allema­gne, une fois de plus, autour d’une guerre de « libé­ra­tion » contre l’oppres­sion étrangère était hors de ques­tion. La raison en est que les cou­ches socia­les que les « natio­naux-révo­lu­tion­nai­res » devaient gagner à leur cause étaient pré­ci­sé­ment les gens qui avaient mis fin à la guerre avant la défaite com­plète des armées alle­man­des pour pré­ve­nir l’exten­sion du « bol­che­visme ». Incapables de deve­nir les maî­tres du capi­ta­lisme inter­na­tio­nal, ils avaient pré­féré se main­te­nir comme ses meilleurs ser­vi­teurs. Cependant, il n’y a aucun moyen de trai­ter les ques­tions alle­man­des inté­rieu­res qui n’impli­que­rait pas une poli­ti­que exté­rieure défi­nie. La révo­lu­tion alle­mande radi­cale était ainsi battue avant même de pou­voir sur­ve­nir ; battue par le capi­ta­lisme alle­mand et le capi­ta­lisme mon­dial.

La gauche alle­mande n’eut jamais besoin de consi­dé­rer sérieu­se­ment les rap­ports inter­na­tio­naux. Ce fut, peut-être, la plus nette indi­ca­tion de son peu d’impor­tance. La ques­tion de savoir que faire du pou­voir poli­ti­que une fois conquis ne fut pas non plus concrè­te­ment sou­le­vée. Personne ne sem­blait croire que ces ques­tions auraient à rece­voir une réponse. Liebknecht et Luxembourg étaient per­sua­dés qu’une longue période de lutte de clas­ses se dres­sait devant le pro­lé­ta­riat alle­mand sans aucun signe de vic­toire rapide. Ils vou­laient en tirer le meilleur parti et pré­co­ni­saient le retour au tra­vail par­le­men­taire et syn­di­cal. Cependant, dans leurs acti­vi­tés anté­rieu­res, ils avaient déjà outre­passé les fron­tiè­res de la poli­ti­que bour­geoise ; ils ne pou­vaient plus retour­ner qu’aux pri­sons de la tra­di­tion. Ils avaient rallié autour d’eux la part la plus radi­cale du pro­­lé­ta­riat alle­mand, qui était réso­lue main­te­nant à consi­dé­rer tout combat comme la lutte finale contre le capi­ta­lisme. Ces ouvriers inter­pré­taient la révo­lu­tion russe en accord avec leurs pro­pres besoins et leur propre men­ta­lité ; ils se sou­ciaient moins des dif­fi­cultés dis­si­mu­lées dans l’avenir que de détruire le plus pos­si­ble les forces du passé. Il n’y avait que deux voies ouver­tes aux révo­lu­tion­nai­res : ou bien tomber avec les forces dont la cause était perdue d’avance, ou bien retour­ner au trou­peau de la démo­cra­tie bour­geoise et accom­plir le tra­vail social au ser­vice des clas­ses domi­nan­­tes. Pour le vrai révo­lu­tion­naire, il n’y avait évidemment qu’une seule voie : tomber avec les ouvriers com­bat­tants. C’est pour­quoi Eugène Leviné par­lait des révo­lu­tion­nai­res comme de per­son­nes « morte en congé », et c’est pour­quoi Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht allè­rent à la mort pres­que comme des som­nam­bu­les. C’est par pur acci­dent qu’Otto Rühle et beau­coup d’autres de la gauche réso­lue res­tè­rent vivants.

IV

Le fait que la bour­geoi­sie inter­na­tio­nale put ter­mi­ner sa guerre sans plus de pro­blè­mes que la perte tem­po­raire du débou­ché com­mer­cial russe déter­mina l’his­toire entière de l’après-guerre dans sa chute vers la seconde guerre mon­diale. Rétrospectivement, les luttes du pro­lé­ta­riat alle­­mand de 1919 à 1923 appa­rais­sent comme des fric­tions secondai­res qui accom­pa­gnè­rent le pro­ces­sus de réor­ga­­ni­sa­tion capi­ta­liste qui suivit la crise de la guerre. Mais il y a tou­jours eu une ten­dance à consi­dé­rer les sous-pro­duits des bou­le­ver­se­ments vio­lents dans la struc­ture capi­ta­liste comme des expres­sions de la volonté révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat. Les opti­mis­tes radi­caux tou­te­fois ne fai­saient que sif­fler dans la nuit. La nuit est une réa­lité et le bruit est encou­ra­geant, mais à cette heure tar­dive, il est inu­tile de pren­dre cela trop au sérieux. Aussi impres­sion­nante que soit l’his­toire d’Otto Rühle en tant que révo­lu­tion­naire pra­­ti­que, aussi exal­tant soit-il de rap­pe­ler les jour­nées d’action pro­lé­ta­rien­nes à Dresde, en Saxe, en Allemagne – mee­tings, mani­fes­ta­tions, grèves, com­bats de rues, dis­cus­sions arden­­tes, espoirs, crain­tes, décep­tions, amer­tume de la défaite et souf­fran­ces de la prison et de la mort – on ne peut tirer que des leçons néga­ti­ves de toutes ces ten­ta­ti­ves. Toute l’éner­gie et tout l’enthou­siasme ne furent pas suf­fi­sants pour opérer un chan­ge­ment social ou pour modi­fier la men­ta­lité contem­po­raine. La leçon reti­rée por­tait sur ce qu’il ne fal­lait pas faire. Comment réa­li­ser les besoins révo­lu­tion­nai­res du pro­lé­ta­riat ? On ne l’avait pas décou­vert.

L’émotion sus­ci­tée par les sou­lè­ve­ments four­nis­sait un sti­mu­lant illi­mité. La révo­lu­tion qui pen­dant si long­temps avait été une simple théo­rie et un vague espoir était appa­­rue un moment comme une pos­si­bi­lité pra­ti­que. On avait manqué l’occa­sion, sans doute, mais la chance revien­drait et on la sai­si­rait mieux cette fois. Si les gens n’étaient pas révo­lu­tion­nai­res, du moins « l’époque » l’était, et les condi­­tions de crise qui régnaient révo­lu­tion­ne­raient tôt ou tard l’esprit des ouvriers ; si le feu des escoua­des de la police sociale-démo­crate avait mis fin à la lutte, si l’ini­tia­tive des ouvriers était une fois de plus détruite par l’émasculation de leurs conseils au moyen de la léga­li­sa­tion, si leurs chefs agis­saient de nou­veau non pas avec la classe mais « pour le bien de la classe » dans les dif­fé­ren­tes orga­ni­sa­tions capi­­ta­lis­tes, la guerre avait révélé que les contra­dic­tions fon­­da­men­ta­les du capi­ta­lisme étaient inso­lu­bles et que l’état de crise était l’état « normal » du capi­ta­lisme. De nou­vel­les actions révo­lu­tion­nai­res étaient pro­ba­bles et trou­ve­raient les révo­lu­tion­nai­res mieux pré­pa­rés.

Quoique les révo­lu­tions d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie aient échoué, il y avait encore la révo­lu­tion russe pour rap­pe­ler au monde la réa­lité des buts pro­lé­ta­riens. Toutes les dis­cus­sions tour­naient autour de cette révo­lu­­tion, et à bon droit, car cette révo­lu­tion devait déter­mi­ner le cours futur de la Gauche alle­mande. En décem­bre 1919 se forma le Parti Communiste Allemand (KPD). Après l’as­­sas­si­nat de Liebknecht et de Luxembourg, il fut conduit par Paul Levi et Karl Radek. Cette nou­velle direc­tion fut immé­dia­te­ment atta­quée par une oppo­si­tion de gauche à l’inté­rieur du parti – oppo­si­tion à laquelle appar­te­nait Rühle – à cause de la ten­dance de la direc­tion à défen­­dre le retour à l’acti­vité par­le­men­taire. À la fon­da­tion du Parti, ses éléments radi­caux avaient réussi à lui donner un carac­tère anti­par­le­men­taire et une direc­tion lar­ge­­ment démo­cra­ti­que, ce qui le dis­tin­guait du type léni­niste d’orga­ni­sa­tion. Une poli­ti­que anti­syn­di­cale avait aussi été adop­tée. Liebknecht et Luxembourg subor­don­nè­rent leurs pro­pres diver­gen­ces aux vues de la majo­rité radi­­cale. Mais pas Levi et Radek. Déjà, pen­dant l’été 1919, ils firent com­pren­dre qu’ils opé­re­raient une scis­sion au sein du parti pour par­ti­ci­per aux élections par­le­men­tai­res. Simultanément, ils entre­pri­rent une pro­pa­gande pour le retour au tra­vail syn­di­cal, en dépit du fait que le parti était engagé dans la for­ma­tion de nou­vel­les orga­ni­sa­tions, non plus basées sur les métiers ou même les indus­tries, mais sur les usines. Ces orga­ni­sa­tions d’usines étaient coa­li­sées en une seule orga­ni­sa­tion de clas­se : l’Union Générale des Travailleurs d’Allemagne (AAUD). Au Congrès d’Heidelberg en octo­bre 1919, tous les délé­gués qui étaient en désac­cord avec le nou­veau Comité Central et main­te­naient la posi­tion prise à la fon­da­tion du parti com­mu­niste furent expul­sés. Au mois de février sui­vant, le Comité Central décida de se débar­ras­ser de tous les sec­teurs (dis­tricts) diri­gés par l’oppo­si­tion de gauche. L’oppo­si­tion avait le bureau d’Ams­terdam de l’Internationale Communiste de son côté, ce qui amena la dis­so­lu­tion de ce bureau par l’Internationale afin de sou­te­nir le bloc Levi-Radek. Et fina­le­ment, en avril 1920, l’aile gauche fonda le Parti Ouvrier Communiste d’Allemagne (KAPD). Pendant toute cette période, Otto Rühle était du côté de l’oppo­si­tion de gauche.

Le KAPD ne se ren­dait pas compte jusqu’alors que sa lutte contre les grou­pes entou­rant Radek et Levi était la reprise de la vieille lutte de la Gauche alle­mande contre le bol­che­visme, et dans un sens plus large contre la nou­velle struc­ture du capi­ta­lisme mon­dial qui pre­nait forme len­te­ment. Il fut décidé d’entrer dans l’Internationale Communiste (IC).

Le KAPD sem­blait être plus bol­che­vi­que que les bol­che­viks. De tous les grou­pes révo­lu­tion­nai­res, par exem­ple, c’était celui qui insis­tait le plus pour l’aide directe aux bol­che­viks pen­dant la guerre russo-polo­naise. Mais l’IC n’avait pas besoin de pren­dre une nou­velle déci­sion contre l’ultra-gauche. Ses chefs avaient pris leurs déci­sions vingt ans aupa­ra­vant. Néanmoins, le Comité Exécutif de l’Internatio­nale Communiste essaya encore de garder le contact avec le KAPD, pas seu­le­ment parce qu’il conte­nait encore la majo­­rité de l’ancien Parti Communiste, mais parce qu’aussi bien Levi que Radek, bien qu’exé­cu­tant le tra­vail des bol­che­viks en Allemagne, avaient été les plus pro­ches dis­ci­ples non de Lénine, mais de Rosa Luxembourg. Au second congrès mon­dial de la Troisième Internationale en 1920, les bol­­che­viks russes étaient déjà en état de dicter la poli­ti­que de l’Internationale. Otto Rühle, assis­tant au congrès, reconnut l’impos­si­bi­lité de modi­fier cet état de choses et la néces­sité immé­diate de com­bat­tre l’Internationale bol­che­vi­que dans l’inté­rêt de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne.

Le KAPD envoya une nou­velle délé­ga­tion à Moscou qui revint sans autres résul­tats. Tout cela fut résumé dans la Lettre ouverte à Lénine2 de Hermann Gorter, qui répon­dait au pam­phlet de Lénine Le gau­chisme, mala­die infan­tile du com­mu­nisme. L’action de la Troisième Internationale contre l’ultra-gauche était la pre­mière ten­ta­tive ouverte pour faire obs­ta­cle aux dis­si­den­ces des sec­tions natio­na­les et pour les diri­ger. La pres­sion exer­cée sur le KAPD pour le retour au par­le­men­ta­risme et au syn­di­ca­lisme s’accrut sans cesse, mais le KAPD se retira de l’Internationale après son troi­­sième Congrès.

V

Au second Congrès mon­dial, les chefs bol­che­vi­ques, pour s’assu­rer la direc­tion de l’Internationale, pro­po­sè­rent vingt et une condi­tions d’admis­sion à l’IC. Puisqu’ils diri­geaient le congrès, ils n’eurent aucune dif­fi­culté à faire adop­ter ces condi­tions. Sur ce, la lutte sur des ques­tions d’orga­ni­sa­tion qui, avaient pro­vo­qué des contro­ver­­ses entre Luxembourg et Lénine vingt ans aupa­ra­vant, fut ouver­te­ment reprise. Derrière les ques­tions orga­ni­sa­tion­nel­les débat­tues, il y avait natu­rel­le­ment des dif­fé­ren­ces fon­da­men­ta­les entre la révo­lu­tion bol­che­vi­que et les besoins du pro­lé­ta­riat occi­den­tal.

Pour Otto Rühle, ces vingt et une condi­tions suf­fi­rent à détruire ses der­niè­res illu­sions sur le régime bol­che­vi­que. Ces condi­tions assu­raient à l’exé­cu­tif de l’Internationale, c’est-à-dire aux chefs du parti russe, un contrôle com­plet et une auto­rité totale sur toutes les sec­tions natio­na­les. De l’avis de Lénine, il n’était pas pos­si­ble de réa­li­ser la dic­ta­ture à une échelle inter­na­tio­nale « sans un parti stric­te­ment cen­tra­lisé, dis­ci­pliné, capa­ble de conduire et de gérer chaque bran­che, chaque sphère, chaque variété du tra­vail poli­ti­que et cultu­rel ». Il parut d’abord à Rühle que der­rière l’atti­tude dic­ta­to­riale de Lénine, il y avait sim­ple­ment l’arro­gance du vain­queur essayant d’impo­ser au monde les métho­des de combat et le type d’orga­ni­sa­­tion qui avaient apporté le pou­voir aux bol­che­viks. Cette atti­tude, qui insis­tait pour qu’on appli­que l’expé­rience russe à l’Europe occi­den­tale où domi­naient des condi­tions entiè­re­ment dif­fé­ren­tes, appa­rais­sait comme une erreur, une faute poli­ti­que, un manque de com­pré­hen­sion des par­ti­cu­la­ri­tés du capi­ta­lisme occi­den­tal et le résul­tat du souci fana­ti­que­ment exclu­sif qu’avait Lénine des pro­blè­mes russes. La poli­ti­que de Lénine sem­blait être déter­mi­née par le retard du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste russe, et bien qu’il fallût la com­bat­tre dans l’Europe occi­den­tale puisqu’elle ten­dait à sou­te­nir la res­tau­ra­tion capi­ta­liste, on ne pou­vait y voir une force car­ré­ment contre-révo­lu­tion­naire. Cette atti­tude bien­veillante à l’égard de la révo­lu­tion bol­che­vi­que devait être bien­tôt anéan­tie par les acti­vi­tés des bol­che­viks eux-mêmes.

Les bol­che­viks allè­rent de peti­tes « fautes » à des « fautes » tou­jours plus graves. Bien que le KPD affi­lié à l’IC gran­dît régu­liè­re­ment, par­ti­cu­liè­re­ment après son uni­fi­ca­tion avec les socia­lis­tes indé­pen­dants, la classe pro­lé­ta­rienne déjà sur la défen­sive aban­donna une posi­tion après l’autre aux forces de la réac­tion capi­ta­liste. Dans sa concur­rence avec le Parti Social-Démocrate (SPD) qui repré­sen­tait des frac­tions de la classe moyenne et de l’aris­to­cra­tie ouvrière dite syn­di­cale, le parti com­mu­niste ne pou­vait pas man­quer de gran­dir à mesure que se pau­pé­ri­saient ces cou­ches socia­les dans la dépres­sion per­ma­nente où se trou­vait le capi­ta­lisme alle­­mand lui-même. Avec l’accrois­se­ment régu­lier du chô­mage, le méconten­te­ment vis-à-vis du statu quo et de ses défen­­seurs les plus dévoués, les sociaux-démo­cra­tes alle­mands, s’accrut aussi.

On ne rendit popu­laire que le côté héroï­que de la révo­lu­­tion russe ; le vrai carac­tère quo­ti­dien du régime bol­che­vi­­que fut dis­si­mulé à la fois par ses amis et ses enne­mis. Car, à cette époque, le capi­ta­lisme d’État qui se déve­lop­pait en Russie était encore aussi étranger à la bour­geoi­sie endoc­­tri­née par l’idéo­lo­gie du lais­ser-faire que lui était étranger le socia­lisme pro­pre­ment dit. Et la plu­part des socia­lis­tes conce­vaient le socia­lisme comme une sorte de direc­tion par l’État de l’indus­trie et des res­sour­ces natu­rel­les. La révo­lu­tion russe devint un mythe puis­sant et habi­le­ment entre­tenu, accepté par les cou­ches appau­vries du pro­lé­ta­­riat alle­mand en com­pen­sa­tion de leur misère crois­sante. Le même mythe fut étoffé par les réac­tion­nai­res pour accroî­­tre la haine de leurs sui­veurs contre les ouvriers alle­mands et toutes les ten­dan­ces révo­lu­tion­nai­res en géné­ral.

Contre ce mythe, contre le puis­sant appa­reil de pro­­pa­gande de l’IC qui ampli­fiait ce mythe – pro­pa­gande accom­pa­gnée et sou­te­nue par un assaut géné­ral du capi­tal contre le tra­vail dans le monde entier – contre tout cela, la raison ne pou­vait pas l’empor­ter. Tous les grou­pes radi­caux à la gauche du parti com­mu­niste alliè­rent la sta­gna­tion à la désa­gré­ga­tion. Cela n’empê­chait pas que ces grou­pes aient la ligne poli­ti­que « juste » et le Parti Communiste une ligne « fausse », car aucune ques­tion de stra­té­gie révo­­lu­tion­naire n’était impli­quée en cela. Ce qui avait lieu, c’était que le capi­ta­lisme mon­dial tra­ver­sait un pro­ces­sus de sta­gna­tion et se débar­ras­sait des éléments pro­lé­ta­riens per­tur­ba­teurs qui, dans les condi­tions de crise de la guerre et de l’effon­dre­ment mili­taire, avaient essayé de s’impo­ser poli­ti­que­ment.

La Russie qui, de toutes les nations, était celle qui avait le plus grand besoin de se sta­bi­li­ser, fut le pre­mier pays à détruire son mou­ve­ment ouvrier au moyen de la dic­ta­ture du parti bol­che­vi­que. Dans les condi­tions de l’impé­ria­lisme, la sta­bi­li­sa­tion inté­rieure n’est pos­si­ble que par une poli­­ti­que exté­rieure de puis­sance. Le carac­tère de la poli­ti­que exté­rieure de la Russie sous les bol­che­viks fut déter­miné d’après les par­ti­cu­la­ri­tés de la situa­tion euro­péenne d’après-guerre. L’impé­ria­lisme moderne ne se contente plus de s’impo­ser sim­ple­ment au moyen d’une pres­sion mili­taire et d’une action mili­taire effec­tive. La « cin­quième colonne »3 est l’arme reconnue de toutes les nations. Cependant, la vertu impé­ria­liste d’aujourd’hui était encore une néces­sité abso­lue pour les bol­che­viks qui essayaient de tenir bon dans un monde de luttes impé­ria­lis­tes. Il n’y avait rien de contra­dic­toire dans la poli­ti­que bol­che­vi­que qui consis­tait à enle­ver tout le pou­voir aux ouvriers russes et à essayer en même temps de cons­truire de fortes orga­ni­sa­tions ouvriè­­res dans les autres pays. Précisément, c’est dans la mesure où ces orga­ni­sa­tions ouvriè­res devaient être sou­ples afin de se plier aux besoins poli­ti­ques chan­geants de la Russie que leur direc­tion par en haut devait être rigide.
Naturellement, les bol­che­viks ne consi­dé­raient pas les dif­fé­ren­tes sec­tions de l’Internationale comme de sim­ples légions étrangères au ser­vice de la « patrie des ouvriers » ; ils croyaient que ce qui aidait la Russie devait aussi servir le pro­grès ailleurs. Ils croyaient avec raison que la révo­lu­tion russe avait été le début d’un mou­ve­ment géné­ral à l’échelle mon­diale du capi­ta­lisme de mono­pole au capi­ta­lisme d’État, et consi­dé­raient que ce nouvel état de choses était un pro­grès dans le sens du socia­lisme. Autrement dit, sinon dans leur tac­ti­que, du moins dans leur théo­rie, ils étaient encore sociaux-démo­cra­tes et, de leur point de vue, les chefs sociaux-démo­cra­tes étaient des traî­tres à leur propre cause quand ils avaient aidé à main­te­nir le capi­ta­lisme de « lais­ser faire » d’hier. Contre la social-démo­cra­tie ils se sen­taient de vrais révo­lu­tion­nai­res, contre l’ultra-gauche ils se sen­taient des réa­lis­tes, les vrais repré­sen­tants du socia­lisme scien­ti­fi­que.

Mais ce qu’ils pen­saient d’eux-mêmes et ce qu’ils étaient réel­le­ment sont deux choses dif­fé­ren­tes. Dans la mesure où ils conti­nuaient à méconnaî­tre leur mis­sion his­to­ri­que, ils pro­vo­quaient conti­nuel­le­ment la défaite de leur propre cause ; dans la mesure où ils étaient obli­gés de s’élever au niveau des besoins objec­tifs de « leur révo­lu­tion », ils deve­­naient la force contre-révo­lu­tion­naire la plus impor­tante du capi­ta­lisme moderne. En se bat­tant comme de vé­­ri­­ta­bles sociaux-démo­cra­tes pour la pré­pon­dé­rance dans le mou­ve­ment socia­liste mon­dial, en iden­ti­fiant les inté­rêts natio­na­lis­tes étroits de la Russie capi­ta­liste d’État avec les inté­rêts du pro­lé­ta­riat mon­dial, et en essayant de se main­­te­nir à tout prix sur les posi­tions du pou­voir qu’ils avaient conquis en 1917, ils pré­pa­raient sim­ple­ment leur propre chute, qui se trans­forma en drame dans de nom­breu­ses luttes de fac­tions, attei­gnit son point culmi­nant aux procès de Moscou, abou­tit à la Russie sta­li­nienne d’aujourd’hui – une nation impé­ria­liste parmi les autres.

Étant donné ce déve­lop­pe­ment, ce qui était plus impor­­tant que la cri­ti­que impla­ca­ble que fit Rühle de la poli­ti­que réelle des bol­che­viks en Allemagne et dans le monde en géné­ral, c’était sa reconnais­sance rapide de l’impor­tance his­to­ri­que réelle du mou­ve­ment bol­che­vi­que, c’est-à-dire de la social-démo­cra­tie mili­tante. Ce qu’un mou­ve­ment conser­va­teur social-démo­crate était capa­ble de faire et de ne pas faire, les partis d’Allemagne, de France et d’Angle­terre ne l’avaient révélé que trop clai­re­ment. Les bol­che­viks mon­trè­rent ce qu’ils auraient fait s’ils avaient encore été un mou­ve­ment sub­ver­sif. Ils auraient essayé d’orga­ni­ser le capi­ta­lisme inor­ga­nisé et de rem­pla­cer les entre­pre­neurs indi­vi­duels par des bureau­cra­tes. Ils n’avaient pas d’autres plans et même ceux-ci n’étaient que des exten­sions du pro­ces­sus de car­tel­li­sa­tion, de trus­ti­fi­ca­tion et de cen­tra­­li­sa­tion qui se pour­sui­vait à tra­vers le monde capi­ta­liste tout entier. En Europe occi­den­tale cepen­dant, les partis socia­lis­tes ne purent plus agir de façon bol­che­vi­que, car leur bour­geoi­sie était déjà en train d’établir cette sorte de « socia­li­sa­tion » de son plein gré. Tout ce que les socia­lis­tes pou­vaient faire, c’était de lui prêter main-forte, pour passer len­te­ment à la société socia­liste nais­sante.

Le sens du bol­che­visme ne se révéla plei­ne­ment qu’avec la nais­sance du fas­cisme. Pour com­bat­tre ce der­nier, il était néces­saire, selon les mots de Rühle, de com­pren­dre que « la lutte contre le fas­cisme com­men­çait avec la lutte contre le bol­che­visme ». À la lumière des événements pré­sents, les grou­pes d’ultra-gauche en Allemagne et en Hollande doi­vent être consi­dé­rés comme les pre­miè­res orga­ni­sa­­tions anti­fas­cis­tes, anti­ci­pant dans leur lutte contre les partis com­mu­nis­tes le besoin futur de la classe ouvrière de com­bat­tre la forme fas­ciste du capi­ta­lisme. Les pre­miers théo­ri­ciens de l’anti-fas­cisme doi­vent se trou­ver parmi les porte-parole des sectes radi­ca­les : Gorter et Pannekoek en Hollande, Rühle, Broch et Fraenkel en Allemagne, et on doit les consi­dé­rer comme tels en raison de leur lutte contre la concep­tion de la domi­na­tion du parti et de la direc­tion par l’État, en raison de leurs ten­ta­ti­ves de réa­li­ser les idées du mou­ve­ment des conseils favo­ra­bles à l’auto­dé­ter­mi­na­tion directe de son destin, et en raison de leur sou­tien à la lutte de la gauche alle­mande à la fois contre la social-démo­cra­tie et contre sa bran­che léni­niste.

Peu de temps avant sa mort, Rühle, résu­mant ses décou­­ver­tes au sujet du bol­che­visme, n’hési­tait pas à placer la Russie au pre­mier rang des États tota­li­tai­res : « Elle a servi de modèle aux autres dic­ta­tu­res capi­ta­lis­tes. De leurs diver­gen­ces idéo­lo­gi­ques ne résul­tent pas de véri­ta­bles dif­­fé­ren­ces de sys­tè­mes socio-économiques. Outre l’abo­li­tion de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, ce qui déter­mine en fait une société socia­liste, c’est la ges­tion par les ouvriers des pro­duits de leur tra­vail et la fin du sala­riat. Pas plus en Russie qu’en Italie ou en Allemagne, ces ceux condi­tions ne sont rem­plies. »
Pour éclairer le carac­tère fas­ciste du sys­tème russe, Rühle revient une fois de plus au pam­phlet de Lénine, car « de toutes les décla­ra­tions pro­gram­ma­ti­ques du bol­che­vis­me c’est celle qui révèle le mieux son carac­tère réel ». Quand, en 1933, Hitler sup­prime toute la lit­té­ra­ture socia­liste en Allemagne, Rühle raconte que, la publi­ca­tion et la dif­fu­sion de la bro­chure de Lénine res­tent auto­ri­sées. Dans ce tra­vail, Lénine insiste sur le fait que le parti doit être une sorte d’aca­dé­mie de guerre pour révo­lu­tion­nai­res pro­fes­sion­nels. Ses prin­ci­pa­les exi­gen­ces étaient les sui­van­tes : auto­rité incondi­tion­nelle du chef, cen­tra­lisme rigide, dis­ci­pline de fer, confor­misme, mili­ta­risme et sacri­fice de la per­son­na­lité aux inté­rêts du parti. En réa­lité, Lénine déve­loppa une élite d’intel­lec­tuels, un noyau qui, une fois jeté dans la révo­lu­tion, devait s’empa­rer de la direc­tion et se char­ger du pou­voir. « Il est inu­tile », disait Rühle, « de cher­cher à déter­mi­ner logi­que­ment et abs­trai­te­ment si une telle pré­pa­ra­tion à la révo­lu­tion est juste ou erro­née. […] Il faut sou­le­ver d’abord d’autres ques­tions : quelle sorte de révo­lu­tion se pré­pa­rait ? et quel en était le but ? » Il répon­dait en mon­trant que « le parti de Lénine tra­vaillait, dans le cadre de la révo­lu­tion bour­geoise tar­dive en Russie, au ren­ver­se­ment du régime féodal tsa­riste. […] Ce qu’on peut consi­dé­rer comme une heu­reuse solu­tion aux pro­blè­mes révo­lu­tion­nai­res dans une révo­lu­tion bour­geoise ne peut pas passer en même temps pour la solu­tion aux pro­blè­mes de la révo­lu­tion pro­­lé­ta­rienne. La dif­fé­rence struc­tu­relle fon­da­men­tale entre la société bour­geoise et la nou­velle société socia­liste exclut une telle ambi­va­lence. Selon la méthode révo­lu­tion­naire de Lénine, les chefs sont le cer­veau des masses. […] Cette dis­tinc­tion entre le cer­veau et le corps », sou­li­gne Rühle, « entre les intel­lec­tuels et les masses, les offi­ciers et les sim­ples sol­dats, cor­res­pond à la dua­lité de la société de classe, à l’ordre social bour­geois. Une classe est dres­sée à com­man­der, l’autre à obéir. […] L’orga­ni­sa­tion de Lénine n’est qu’une simple répli­que de la réa­lité bour­geoise. Sa révo­lu­tion est objec­ti­ve­ment déter­mi­née par les mêmes forces qui créent l’ordre social bour­geois, abs­trac­tion faite des buts sub­jec­tifs qui accom­pa­gnent ce pro­ces­sus ».

À coup sûr, « qui­conque cher­che à établir un régime bour­geois trou­vera dans le prin­cipe de la sépa­ra­tion entre le chef et les masses, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, la pré­pa­ra­tion stra­té­gi­que à une telle révo­lu­tion. […] En cher­chant à accom­plir la révo­lu­tion bour­geoise en Russie, le parti de Lénine était donc tout à fait adapté à son objec­tif. Quand, tou­te­fois, la révo­lu­tion russe chan­gea de nature, quand ses carac­té­ris­ti­ques pro­lé­ta­rien­nes devin­rent évi­dentes, les métho­des tac­ti­ques et stra­té­gi­ques de Lénine per­di­rent leur valeur. S’il l’emporta en fin de compte, ce ne fut pas grâce à son avant-garde, mais bien grâce au mou­ve­ment des soviets, qu’il n’avait pas du tout inclus dans ses plans révo­lu­tion­nai­res. Et quand Lénine, une fois le triom­phe de la révo­lu­tion assuré par les soviets, décida une fois de plus de s’en passer, tout carac­tère pro­lé­ta­rien dis­pa­rut de la révo­lu­tion russe. Le carac­tère bour­geois de la révo­lu­tion occupa à nou­veau la scène, trou­vant sont abou­tis­se­ment natu­rel dans le sta­li­nisme. »

« En dépit de son souci de la dia­lec­ti­que marxienne, Lénine était inca­pa­ble de conce­voir dia­lec­ti­que­ment l’évo­lution his­to­ri­que des pro­ces­sus sociaux. Sa pensée res­tait méca­niste, sui­vant des sché­mas rigi­des. Pour lui, il n’exis­­tait qu’un seul parti révo­lu­tion­naire – le sien ; qu’une seule révo­lu­tion – la révo­lu­tion russe ; qu’une seule méthode – le bol­che­visme. […] L’appli­ca­tion mono­tone d’une for­mule décou­verte une fois pour toutes évoluant dans un cercle égocentrique où n’entraient en consi­dé­ra­tion ni l’époque ni les cir­cons­tan­ces, ni les niveaux de déve­lop­pe­ment, ni les réa­li­tés cultu­rel­les, ni les idées, ni les hommes. Avec Lénine, c’était l’avè­ne­ment du machi­nisme en poli­ti­que : il était le « tech­ni­cien », « l’inven­teur » de la révo­lu­tion. […] Toutes les carac­té­ris­ti­ques fon­da­men­ta­les du fas­cisme exis­taient dans sa doc­trine, sa stra­té­gie, sa « pla­ni­fi­ca­tion sociale » et son art de manier les hommes. […] Il igno­rait les condi­tions requi­ses pour la libé­ra­tion des ouvriers. […] Il n’était pas préoc­cupé par la fausse cons­cience des masses ni par leur auto-alié­na­tion en tant qu’êtres humains. Le pro­blème, pour lui, se rame­nait à un pro­blème de pou­voir. »

Le bol­che­visme, en tant que poli­ti­que mili­tante de pou­­voir, ne dif­fère pas des formes bour­geoi­ses tra­di­tion­nel­les de domi­na­tion. Le gou­ver­ne­ment sert d’exem­ple essen­tiel d’orga­ni­sa­tion. Le bol­che­visme est une dic­ta­ture, une doc­­trine natio­na­liste, un sys­tème auto­ri­taire avec une struc­ture sociale capi­ta­liste. La pla­ni­fi­ca­tion a trait à des ques­tions tech­ni­ques orga­ni­sa­tion­nel­les, non à des ques­tions socio-économiques. Il n’est révo­lu­tion­naire qu’à l’inté­rieur de la char­pente du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste, établissant non le socia­lisme, mais le capi­ta­lisme d’État. Il repré­sente l’étape actuelle du capi­ta­lisme, et non pas le pre­mier pas vers une société nou­velle.

VI

Les soviets russes et les conseils d’ouvriers et de sol­dats alle­mands repré­sen­taient l’élément pro­lé­ta­rien dans les deux révo­lu­tions russe et alle­mande. Dans les deux pays, les mou­ve­ments furent répri­més par des moyens mili­tai­res et judi­ciai­res. Ce qui res­tait des soviets russes après la solide for­ti­fi­ca­tion de la dic­ta­ture du parti bol­che­vi­que, ce fut sim­­ple­ment la ver­sion russe de ce que serait le front du tra­vail nazi. En Allemagne, le mou­ve­ment léga­lisé des conseils se chan­gea en appen­dice des syn­di­cats et bien­tôt en ins­­tru­ment du gou­ver­ne­ment capi­ta­liste. Même les conseils formés spon­ta­né­ment en 1918 étaient en majo­rité bien loin d’être révo­lu­tion­nai­res. Leur forme d’orga­ni­sa­tion, basée sur des besoins de classe et non sur des inté­rêts par­ti­cu­liers résul­tant de la divi­sion capi­ta­liste du tra­vail, était tout ce qu’il y avait en eux de radi­cal. Mais quel­les que soient leurs défaillan­ces, il faut dire qu’il n’y avait pas autre chose sur quoi baser les espoirs révo­lu­tion­nai­res. Quoiqu’ils se soient fré­quem­ment tour­nés vers la gauche, on espé­rait tou­te­fois que les besoins objec­tifs de ce mou­ve­ment le met­traient iné­vi­ta­ble­ment en conflit avec les pou­voirs tra­di­tion­nels. Cette forme d’orga­ni­sa­tion devait être pré­ser­vée dans son carac­tère ori­gi­nal et déve­lop­pée pour pré­pa­rer les luttes à venir.

Se pla­çant sur le ter­rain de la conti­nua­tion de la révo­lu­tion alle­mande, l’ultra-gauche fut enga­gée dans un combat à mort contre les syn­di­cats et contre les partis par­­le­men­tai­res exis­tants, en un mot contre toutes les formes d’oppor­tu­nisme et de com­pro­mis. Se pla­çant sur le ter­rain de la coexis­tence pro­ba­ble côte à côte avec les puis­san­ces capi­ta­lis­tes, les bol­che­viks russes ne pou­vaient pas envi­sa­­ger une poli­ti­que sans com­pro­mis. Les argu­ments de Lénine pour la défense de la posi­tion bol­che­vi­que au sujet des syn­­di­cats, du par­le­men­ta­risme et de l’oppor­tu­nisme en géné­ral érigeraient les besoins par­ti­cu­liers du bol­che­visme en faux prin­ci­pes révo­lu­tion­nai­res. Cependant, cela ne fai­sait pas voir le carac­tère illo­gi­que des argu­ments bol­che­vi­ques, car aussi illo­gi­ques que fus­sent ces argu­ments d’un point de vue révo­lu­tion­naire, ils décou­laient logi­que­ment du rôle par­­ti­cu­lier des bol­che­viks dans les limi­tes de l’émancipation capi­ta­liste russe et de la poli­ti­que bol­che­vi­que inter­na­tio­­nale qui sou­te­nait les inté­rêts natio­naux de la Russie.

Que les prin­ci­pes de Lénine fus­sent faux d’un point de vue pro­lé­ta­rien, à la fois en Russie et en Europe occi­den­­tale, Otto Rühle le démon­tra dans diver­ses bro­chu­res et dans de nom­breux arti­cles parus dans la presse de l’Union Générale du Travail, et dans la revue de gauche de Franz Pfemfert, Die Aktion. Il expli­qua la four­be­rie oppor­tune impli­quée dans l’appa­rence logi­que donnée à ces prin­ci­pes, four­be­rie qui consis­tait à donner comme exem­ple une expé­rience spé­ciale, à une période donnée, dans des cir­cons­tan­ces par­ti­cu­liè­res, pour en tirer des conclu­sions à appli­quer immé­dia­te­ment et en géné­ral. Parce que les syn­di­cats avaient eu une cer­taine valeur à un moment donné, parce qu’à un moment donné le par­le­ment avait servi les besoins de la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire, parce que, occa­sion­­nel­le­ment, l’oppor­tu­nisme avait eu pour résul­tat cer­tains béné­fi­ces pour les ouvriers, ils res­taient pour Lénine les moyens les plus impor­tants de la poli­ti­que pro­lé­ta­rienne en tout temps et en toutes cir­cons­tan­ces. Et comme si tout cela ne devait pas convain­cre l’adver­saire, Lénine arri­vait à mettre en évidence que les ouvriers adhé­raient à ces vues poli­ti­ques et à ces orga­ni­sa­tions, qu’elles soient bonnes ou non. Toutefois c’était un fait que les ouvriers y adhé­raient et que les révo­lu­tion­nai­res doi­vent tou­jours être là où sont les masses.

Cette stra­té­gie décou­lait de la façon capi­ta­liste de Lénine d’abor­der la poli­ti­que. Il ne parut jamais lui venir à l’esprit que les masses étaient également dans les usines et que les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­nai­res d’usine ne pou­vaient pas perdre contact avec les masses, même si elles essayaient. Il ne sem­blait jamais lui venir à l’esprit qu’avec la même logi­que qui ser­vait à main­te­nir les révo­lu­tion­nai­res dans les orga­ni­sa­tions réac­tion­nai­res, il pou­vait récla­mer leur pré­­sence à l’église, dans les orga­ni­sa­tions fas­cis­tes, et par­tout où pou­vaient se trou­ver les masses. Cette der­nière atti­tude, il l’aurait cer­tai­ne­ment envi­sa­gée si le besoin était apparu de s’uni­fier avec les forces de la réac­tion comme cela arriva plus tard, sous le régime sta­li­niste.
Il parais­sait clair à Lénine que les orga­ni­sa­tions de conseils étaient les moins adap­tées aux buts du bol­che­vis­me. Non seu­le­ment il n’y avait qu’une petite place dans ces orga­ni­sa­tions d’usine pour les révo­lu­tion­nai­res pro­fes­sion­­nels, mais, de plus, l’expé­rience russe avait montré com­bien il était dif­fi­cile de contrô­ler un mou­ve­ment de soviets. En tout cas, les bol­che­viks n’avaient pas l’inten­tion d’atten­dre l’occa­sion favo­ra­ble à une inter­ven­tion révo­lu­tion­naire dans le pro­ces­sus poli­ti­que, ils étaient acti­ve­ment enga­gés dans la poli­ti­que quo­ti­dienne et inté­res­sés aux résul­tats immé­diats en leur faveur. Pour influen­cer le mou­ve­ment ouvrier occi­den­tal avec l’inten­tion d’en pren­dre fina­le­ment le contrôle, il était de loin plus facile pour eux d’y entrer et de s’enten­dre avec les orga­ni­sa­tions exis­tan­tes. Dans les luttes de riva­lité enga­gées entre ces orga­ni­sa­tions et en leur sein, ils voyaient une chance de gagner rapi­de­ment un point d’appui. Bâtir des orga­ni­sa­tions entiè­re­ment nou­­vel­les, s’oppo­ser à toutes celles qui exis­taient, ç’aurait été une ten­ta­tive qui ne pou­vait avoir que des résul­tats tar­difs si elle en avait. Au pou­voir en Russie, les bol­che­viks ne pou­vaient plus se per­met­tre une poli­ti­que à long terme ; pour main­te­nir leur pou­voir, ils devaient suivre toutes les ave­nues poli­ti­ques, pas seu­le­ment les ave­nues révo­lu­tion­­nai­res. Il faut bien dire cepen­dant que, en dehors de la néces­sité où ils étaient d’agir ainsi, les bol­che­viks étaient plus que volon­tai­res pour pren­dre part aux nom­breux jeux poli­ti­ques qui accom­pa­gnent le pro­ces­sus d’exploi­ta­tion capi­ta­liste. Pour être capa­bles d’y pren­dre part, ils avaient besoin des syn­di­cats, des par­le­ments, des partis et aussi des sou­tiens capi­ta­lis­tes qui fai­saient de l’oppor­tu­nisme à la fois une néces­sité et un plai­sir.
Il n’est plus néces­saire de mettre en évidence les nom­­breux « méfaits » du bol­che­visme en Allemagne et dans le monde en géné­ral. Dans la théo­rie et dans la pra­ti­que, le régime sta­li­niste s’affirma lui-même en tant que puis­sance capi­ta­liste et impé­ria­liste, s’oppo­sant non seu­le­ment à la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, mais également aux réfor­mes fas­cis­tes du capi­ta­lisme. Et il favo­risa en fait le main­tien de la démo­cra­tie bour­geoise pour uti­li­ser plus plei­ne­ment sa propre struc­ture fas­ciste. De même que l’Allemagne avait très peu d’inté­rêts à étendre le fas­cisme au-delà de ses fron­tiè­res et de celles de ses alliés puisqu’elle n’avait pas l’inten­tion de ren­for­cer ses rivaux impé­ria­lis­tes, de même la Russie s’inté­resse à sau­ve­gar­der la démo­cra­tie par­tout sauf sur son propre ter­ri­toire. Son amitié avec la démo­cra­tie bour­geoise est une véri­ta­ble amitié ; le fas­cisme n’est pas un arti­cle d’expor­ta­tion, car il cesse d’être un avan­tage dès qu’il est géné­ra­lisé. En dépit du pacte Staline-Hitler, il n’y a pas de plus grands « anti-fas­cis­tes » que les bol­che­viks, pour le bien de leur propre fas­cisme indi­gène. Ce n’est qu’aussi loin que s’étendra leur impé­ria­lisme, s’il s’étend, qu’ils se ren­dront cou­pa­bles de sou­te­nir cons­ciem­ment la ten­dance fas­ciste géné­rale.

Cette ten­dance fas­ciste géné­rale n’a pas sa souche dans le bol­che­visme mais le com­prend en elle. Elle a sa souche dans les lois par­ti­cu­liè­res de déve­lop­pe­ment de l’écono­mie capi­ta­liste. Si la Russie devient en fin de compte un membre « décent » de la famille capi­ta­liste des nations, les « indé­cen­ces » de sa jeu­nesse fas­ciste seront à tort prises pour un passé révo­lu­tion­naire. L’oppo­si­tion au sta­li­nisme, à moins qu’elle ne com­porte l’oppo­si­tion au léni­nisme et au bol­che­visme de 1917, n’est pas une oppo­si­tion mais tout au plus une que­relle entre rivaux poli­ti­ques. Aussi long­temps que le mythe du bol­che­visme est défendu en oppo­si­tion à la réa­lité sta­li­niste, l’œuvre de Rühle, pour mon­trer que le sta­li­nisme d’aujourd’hui est sim­ple­ment le léni­nisme d’hier, garde une valeur d’actua­lité, d’autant plus qu’il peut y avoir des ten­ta­ti­ves de réa­ni­mer le passé bol­che­vi­que dans les sou­lè­ve­ments sociaux de l’avenir.

L’his­toire entière du bol­che­visme pou­vait être prévue par Rühle et le mou­ve­ment d’ultra-gauche au tra­vers de leur reconnais­sance pré­coce du contenu réel du vieux mou­­ve­ment social-démo­crate. Après 1920 toutes les acti­vi­tés du bol­che­visme ne pou­vaient que nuire aux ouvriers du monde. Aucune action com­mune avec ces dif­fé­ren­tes orga­­ni­sa­tions n’était plus pos­si­ble et aucune ne fut tentée.

VII

En commun avec les grou­pes d’ultra-gauche de Dresde, Francfort-sur-le-Main et d’autres endroits, Otto Rühle fit un pas au-delà de l’anti-bol­che­visme du KAPD et de ses adhé­­rents à l’AAUD. Il pen­sait que l’his­toire des partis sociaux-démo­cra­tes et les pra­ti­ques du parti bol­che­vi­que prou­vaient suf­fi­sam­ment qu’il était sans effet d’essayer de rem­pla­cer les partis réac­tion­nai­res par des partis révo­lu­tion­nai­res, que la forme de l’orga­ni­sa­tion en parti elle-même était deve­nue inu­tile et même dan­ge­reuse. Dès 1920, il pro­clame que la révo­lu­tion n’est pas une affaire de parti et exige la des­truc­­tion de tous les partis en faveur d’un mou­ve­ment de conseils. Travaillant sur­tout dans l’AAUD, il fit de l’agi­ta­tion contre l’exis­tence d’un parti poli­ti­que en tant que tel jusqu’à ce que cette orga­ni­sa­tion se scinde en deux. Une sec­tion (Union Générale du Travailleurs d’Allemagne uni­taire, AAUD-E) par­ta­geait les vues de Rühle, l’autre sub­sista comme orga­­ni­sa­tion économique du Parti Communiste. L’orga­ni­sa­tion repré­sen­tée par Rühle pencha vers le syn­di­ca­lisme et les mou­ve­ments anar­chis­tes, sans renon­cer cepen­dant à sa vision du monde marxienne. L’autre se consi­dé­rait comme l’héri­tière de tout ce qu’il y avait eu de révo­lu­tion­naire dans le mou­ve­ment marxiste du passé. Elle essaya de mettre sur pied une qua­trième Internationale mais ne réus­sit qu’à réa­li­ser une coo­pé­ra­tion plus étroite avec des grou­pes simi­­lai­res d’un petit nombre de pays euro­péens.

Selon l’opi­nion de Rühle, une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne n’était pos­si­ble qu’avec la par­ti­ci­pa­tion cons­ciente et active de larges masses pro­lé­ta­rien­nes. Ceci pré­sup­po­sait une forme d’orga­ni­sa­tion qui ne pour­rait être gou­ver­née d’en haut, mais serait déter­mi­née par la volonté de ses mem­bres. L’orga­ni­sa­tion d’usine et la struc­ture de l’AAUD pré­vien­­draient, pen­sait-il, un divorce entre les inté­rêts d’orga­ni­sa­­tion et les inté­rêts de classe ; cela pré­vien­drait la nais­sance d’une puis­sante bureau­cra­tie servie par l’orga­ni­sa­tion au lieu de la servir. Cela pré­pa­rait en fin de compte les ouvriers à s’empa­rer des indus­tries et à les gérer en accord avec leurs pro­pres besoins et ainsi pré­vien­drait-on l’érection d’un nouvel état d’exploi­ta­tion.

Le Parti Ouvrier Communiste se rallia à ces idées géné­ra­­les et ses orga­ni­sa­tions d’usine étaient de celles qui étaient d’accord avec Rühle. Mais le parti main­te­nait qu’à ce niveau de déve­lop­pe­ment, l’orga­ni­sa­tion d’usine à elle seule ne pou­vait garan­tir une poli­ti­que révo­lu­tion­naire clai­re­ment déli­mi­tée. Toutes sortes de gens vou­draient entrer dans ces orga­ni­sa­tions ; il n’y aurait aucune méthode de sélec­tion conve­na­ble, et des ouvriers sans culture poli­ti­que déter­mi­­ne­raient le carac­tère des orga­ni­sa­tions qui ainsi ne seraient pas capa­bles de se mettre au niveau des exi­gen­ces révo­lu­­tion­nai­res du jour. Ce point fut démon­tré par le carac­tère rela­ti­ve­ment arriéré du mou­ve­ment des Conseils de 1918. Le KAPD sou­te­nait que les révo­lu­tion­nai­res formés au marxisme et à la cons­cience de classe, bien qu’appar­te­nant à des orga­ni­sa­tions d’usine, devraient être en même temps réunis dans un parti séparé pour sau­ve­gar­der et déve­lop­per la théo­rie révo­lu­tion­naire et, pour ainsi dire, sur­veiller les orga­ni­sa­tions d’usine pour les empê­cher de sortir du droit chemin.
Le KAPD vit dans la posi­tion de Rühle une espèce de décep­tion cher­chant refuge dans une nou­velle forme d’uto­pisme. Il sou­tint que Rühle géné­ra­li­sait sim­ple­ment l’expé­rience des vieux partis et il insista sur le fait que le carac­tère révo­lu­tion­naire de l’orga­ni­sa­tion du KAPD était le résul­tat de sa propre force de parti. Il reje­tait les prin­ci­pes cen­tra­lis­tes de Lénine, mais il insis­tait pour garder le parti res­treint afin qu’il soit affran­chi de tout oppor­tu­nisme.
Il y avait d’autres argu­ments pour sou­te­nir l’idée d’un parti. Certains se réfé­raient à des pro­blè­mes inter­na­tio­­naux, d’autres se rap­por­taient à des ques­tions d’illé­ga­lité, mais tous ces argu­ments ne réus­si­rent pas à convain­cre Rühle et ses par­ti­sans. Ils voyaient dans le parti la per­pé­­tua­tion du prin­cipe des chefs et des masses, la contra­dic­tion entre le parti et la classe, et crai­gnaient une repro­duc­tion du bol­che­visme dans la gauche alle­mande.

Aucun des deux grou­pes ne put véri­fier sa théo­rie. L’his­­toire les dépassa tous les deux. Ils argu­men­taient dans le vide. Ni le KAPD, ni les deux Unions Ouvrières Générales des Travailleurs ne dépas­sè­rent leur condi­tion de sectes d’ultra-gauche4. Leurs pro­blè­mes inter­nes devin­rent tout à fait arti­fi­ciels, car il n’y avait pas en fait de dif­fé­rence entre le KAPD et l’AAUD. Malgré leurs théo­ries, les par­ti­sans de Rühle n’exer­cè­rent pas leurs fonc­tions dans les usines. Les deux unions s’aban­don­nè­rent aux mêmes acti­vi­tés. À partir de là, toutes leurs diver­gen­ces théo­ri­ques n’eurent aucun sens pra­ti­que.
Ces orga­ni­sa­tions, débris des ten­ta­ti­ves pro­lé­ta­rien­nes de jouer un rôle dans les événements de 1918, essayè­rent d’appli­quer leurs expé­rien­ces au sein d’un déve­lop­pe­ment qui s’orien­tait de façon consé­quente dans le sens opposé à celui où ces expé­rien­ces avaient pris nais­sance réel­le­ment. Le KPD seul, en vertu du contrôle russe exercé sur lui, put gran­dir au sein de cette ten­dance vers le fas­cisme. Mais parce qu’il repré­sen­tait le fas­cisme russe, non le fas­cisme alle­mand, lui aussi dut suc­com­ber devant le mou­ve­ment nazi nais­sant qui, ayant reconnu et accepté les ten­dan­ces capi­ta­lis­tes domi­nan­tes, hérita fina­le­ment du vieux mou­­ve­ment ouvrier alle­mand dans sa tota­lité.
Après 1923, le mou­ve­ment d’ultra-gauche cessa d’être un fac­teur poli­ti­que sérieux dans le mou­ve­ment ouvrier alle­mand. Sa der­nière ten­ta­tive pour forcer le cours de l’his­toire dans son sens fut sa brève phase d’acti­vité sous la conduite popu­laire de Max Hoelz, en mars 1921. Les mili­tants les plus actifs contraints à l’illé­ga­lité intro­dui­­si­rent des métho­des de cons­pi­ra­tion et d’expro­pria­tion dans le mou­ve­ment, hâtant par là sa désin­té­gra­tion. Bien qu’orga­ni­sa­tion­nel­le­ment les grou­pes d’ultra-gauche aient conti­nué à exis­ter jusqu’au début de la dic­ta­ture hit­lé­­rienne, leur acti­vité fut réduite à celle de clubs de dis­cus­sion essayant de com­pren­dre leurs pro­pres échecs et ceux de la révo­lu­tion alle­mande.

VIII

Le déclin du mou­ve­ment d’ultra-gauche, les chan­ge­ments en Russie et dans la com­po­si­tion des partis bol­che­vi­ques, la montée du fas­cisme en Italie et en Allemagne res­taura les rap­ports d’autre­fois entre l’économie et la poli­ti­que qui avaient été trou­blés pen­dant et un peu après la pre­mière guerre mon­diale. Dans le monde entier, le capi­ta­lisme était suf­fi­sam­ment sta­bi­lisé pour déter­mi­ner l’orien­ta­tion poli­­ti­que géné­rale. Le fas­cisme et le bol­che­visme, pro­duits des condi­tions de crise, furent, comme la crise elle-même, les moyens d’une nou­velle pros­pé­rité, d’une nou­velle expan­­sion du capi­tal et de la reprise des luttes impé­ria­lis­tes de concur­rence. Mais tout comme n’importe quelle grande crise paraît être la crise finale à ceux qui souf­frent le plus, de même les trans­for­ma­tions poli­ti­ques qui accom­pa­gnè­rent celle-ci appa­ru­rent comme des expres­sions du fiasco du capi­ta­lisme. Mais l’immense déca­lage entre l’appa­rence et la réa­lité trans­forme tôt ou tard un opti­misme exa­géré en un pes­si­misme exa­géré au sujet des pos­si­bi­li­tés révo­­lu­tion­nai­res. Alors deux voies res­tent ainsi ouver­tes pour le révo­lu­tion­nai­re : il peut capi­tu­ler devant les pro­ces­sus poli­ti­ques pré­do­mi­nants, ou il peut se reti­rer dans une vie contem­pla­tive et atten­dre le retour­ne­ment des événe­ments.

Jusqu’à l’écroulement final du mou­ve­ment ouvrier alle­­mand, la retraite de l’ultra-gauche parut être un retour au tra­vail théo­ri­que. Les orga­ni­sa­tions exis­taient sous forme de publi­ca­tions heb­do­ma­dai­res et men­suel­les, bro­chu­res et livres. Les publi­ca­tions pro­té­geaient les orga­ni­sa­tions, les orga­ni­sa­tions pro­té­geaient les publi­ca­tions. Tandis que les orga­ni­sa­tions de masses ser­vaient de peti­tes mino­ri­tés capi­ta­lis­tes, la masse des ouvriers était repré­sen­tée par quel­ques indi­vi­dus. Les contra­dic­tions entre les théo­ries de l’ultra-gauche et la situa­tion exis­tante devin­rent insup­por­­ta­bles. Plus on pen­sait en termes de col­lec­ti­vité, plus isolé on deve­nait. Le capi­ta­lisme sous sa forme fas­ciste parais­sait le seul col­lec­ti­visme réel ; l’anti-fas­cisme, comme un retour à un indi­vi­dua­lisme bour­geois pri­mi­tif. La médio­crité de l’homme dans le capi­ta­lisme, et par consé­quent du révo­lu­­tion­naire placé dans les condi­tions du capi­ta­lisme, devint dou­lou­reu­se­ment évidente dans les peti­tes orga­ni­sa­tions sta­gnan­tes. De plus en plus de gens, par­tant des pré­mi­ces que les « condi­tions objec­ti­ves » de la révo­lu­tion étaient mûres, expli­quaient l’absence de révo­lu­tion au moyen de « fac­teurs sub­jec­tifs » tels que le manque de cons­cience de classe et le manque de com­pré­hen­sion et de carac­tère de la part des ouvriers. Ces caren­ces elles-mêmes, cepen­dant, devaient à leur tour s’expli­quer par des « condi­tions objec­­ti­ves », car les défaillan­ces du pro­lé­ta­riat étaient sans aucun doute la consé­quence de sa posi­tion spé­ciale au sein des rap­ports sociaux du capi­ta­lisme. La néces­sité de res­trein­dre l’acti­vité révo­lu­tion­naire au tra­vail d’éducation devint une vertu. Développer la cons­cience de classe des ouvriers fut consi­déré comme la plus essen­tielle de toutes les tâches révo­lu­tion­nai­res. Mais la vieille croyance sociale-démo­crate que « savoir c’est pou­voir » n’était plus convain­cante, car il n’y a pas de connexion directe entre le savoir et son appli­ca­tion.

L’échec du capi­ta­lisme du lais­ser-faire et la direc­tion cen­tra­liste crois­sante de masses tou­jours plus larges à tra­­vers la pro­duc­tion capi­ta­liste et la guerre accru­rent l’inté­rêt intel­lec­tuel pour les domai­nes de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­gie, négli­gés aupa­ra­vant. Ces bran­ches de la science bour­geoise ser­vi­rent à expli­quer le désar­roi de cette partie de la bour­geoi­sie exclue du jeu par des rivaux plus puis­sants et de cette partie de la petite bour­geoi­sie réduite au niveau d’exis­tence du pro­lé­ta­riat pen­dant la dépres­sion. À ses pre­miè­res étapes, le pro­ces­sus capi­ta­liste de concen­tra­tion de la richesse et du pou­voir s’était accom­pa­gné de la crois­­sance abso­lue des cou­ches bour­geoi­ses de la société. Après la guerre, la situa­tion chan­gea, la dépres­sion euro­péenne frappa à la fois la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat et détrui­sit de façon géné­rale la confiance dans le sys­tème et les indi­vi­dus eux-mêmes. La psy­cho­lo­gie et la socio­lo­gie, cepen­dant, ne furent pas seu­le­ment l’expres­sion du désar­roi et de l’insé­cu­­rité de la bour­geoi­sie, mais elles ser­vi­rent simul­ta­né­ment le besoin d’une déter­mi­na­tion plus directe du com­por­te­ment des masses et du contrôle idéo­lo­gi­que que cela n’avait été néces­saire dans les condi­tions d’une cen­tra­li­sa­tion moin­dre. Ceux qui avaient perdu le pou­voir dans les luttes poli­ti­ques qui accom­pa­gnè­rent la concen­tra­tion du capi­tal aussi bien que ceux qui gagnè­rent le pou­voir pro­po­sè­rent une expli­ca­tion psy­cho­lo­gi­que et socio­lo­gi­que de leurs échecs ou de leurs succès. Ce qui était pour l’un le « viol des masses » était pour l’autre une vue nou­vel­le­ment acquise – qu’il fal­lait sys­té­ma­ti­que­ment incor­po­rer à la science de l’exploi­ta­tion et du gou­ver­ne­ment – au sujet de la nature intime des pro­ces­sus sociaux.

Dans la divi­sion capi­ta­liste du tra­vail, le main­tien et l’exten­sion des idéo­lo­gies domi­nan­tes est la beso­gne des cou­ches intel­lec­tuel­les de la bour­geoi­sie et de la petite bour­geoi­sie. Cette divi­sion du tra­vail est natu­rel­le­ment déter­mi­née par les condi­tions de classe exis­tan­tes, plus que par les besoins de pro­duc­tion de la société com­plexe. Ce que nous savons, nous le savons au moyen d’une pro­duc­tion capi­ta­liste de la connais­sance. Mais comme il n’y en a pas d’autre, la façon pro­lé­ta­rienne d’abor­der tout ce qui est pro­duit par la science et la pseudo-science bour­geoi­ses, doit tou­jours être cri­ti­que. Faire servir cette connais­sance à d’autres buts que les buts capi­ta­lis­tes revient à la net­toyer de tous ses éléments en rap­port avec la struc­ture de classe capi­ta­liste. Il serait aussi faux qu’impos­si­ble de reje­ter en gros tout ce qui est pro­duit par la science bour­geoise. Cependant on ne peut l’abor­der qu’avec scep­ti­cisme. La cri­ti­que pro­lé­ta­rienne – compte tenu de nou­veau de la divi­sion capi­ta­liste du tra­vail – est tout à fait limi­tée. Elle n’a de réelle impor­tance que sur les points où la science bour­geoise traite des rap­ports sociaux. Sur ces points, ses théo­ries peu­vent être véri­fiées dans leur vali­dité et leur signi­fi­ca­tion pour les dif­fé­ren­tes clas­ses et pour la société dans son ensem­ble. C’est là qu’appa­raît, avec la vogue de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­gie, le besoin d’exa­mi­ner les nou­vel­les décou­ver­tes dans ces domai­nes du point de vue cri­ti­que des clas­ses oppri­mées.
Il était iné­vi­ta­ble que la vogue de la psy­cho­lo­gie pénè­tre dans le mou­ve­ment ouvrier. Mais la ruine com­plète de ce mou­ve­ment se révéla une fois de plus dans ses ten­ta­ti­ves d’uti­li­ser les nou­vel­les théo­ries de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­gie bour­geoi­ses pour un examen cri­ti­que de ses pro­pres théo­ries au lieu d’uti­li­ser la théo­rie marxiste pour cri­ti­quer la nou­velle pseudo-science bour­geoise. Derrière cette atti­tude se cachait une méfiance crois­sante à l’égard du marxisme due aux échecs des révo­lu­tions alle­mande et russe. Derrière ce fait aussi, il y avait l’inca­pa­cité de dépas­ser Marx dans un sens marxiste ; inca­pa­cité clai­re­ment mise en lumière par le fait que tout ce qui parais­sait nou­veau dans la socio­lo­gie bour­geoise était emprunté à Marx en pre­mier lieu. Malheureusement, de notre point de vue, Otto Rühle fut l’un des pre­miers à revê­tir les idées les plus popu­lai­res de Marx du nou­veau lan­gage de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­­gie bour­geoi­ses. Dans ses mains, la concep­tion maté­ria­liste de l’his­toire devint alors de la « socio­lo­gie », pour autant qu’elle se rap­por­tât à la société ; de la « psy­cho­lo­gie », pour autant qu’elle se rap­por­tât à l’indi­vidu. Les prin­ci­pes de cette théo­rie devaient servir à la fois à l’ana­lyse de la société et à l’ana­lyse des com­plexi­tés psy­cho­lo­gi­ques des indi­vi­dus de la société. Dans sa bio­gra­phie de Marx5, Rühle appli­que sa nou­velle concep­tion psy­cho­so­cio­lo­gi­que du marxisme, qui ne pou­vait que sou­te­nir la ten­dance à incor­po­rer un marxisme édulcoré dans l’idéo­lo­gie capi­ta­liste. Cette sorte de « maté­ria­lisme his­to­ri­que », qui cher­chait les rai­sons des « com­plexes d’infé­rio­rité et de supé­rio­rité » dans les domai­nes sans fin de la bio­lo­gie, de l’anthro­po­lo­gie, de la socio­lo­gie, de l’économie et ainsi de suite, afin de décou­­vrir une espèce d’« équilibre des forces des com­plexes au moyen de com­pen­sa­tions » qui put être consi­dé­rée comme l’adap­ta­tion cor­recte entre l’indi­vidu et la société, n’était pas capa­ble de servir aux besoins pra­ti­ques des ouvriers, et ne pou­vait pas non plus aider à leur éducation. Cette partie de l’acti­vité de Rühle, qu’on l’appré­cie ou non, avait peu de rap­ports, si elle en avait, avec les pro­blè­mes qui assaillaient le pro­lé­ta­riat alle­mand. Il n’est de ce fait pas néces­saire de trai­ter ici de l’œuvre psy­cho­lo­gi­que de Rühle. Nous en fai­sons men­tion, néan­moins, pour la raison double qu’elle peut servir d’exem­ple sup­plé­men­taire du déses­poir géné­ral du révo­lu­tion­naire dans la période de contre-révo­lu­tion et que c’est une mani­fes­ta­tion de plus de la sin­cé­rité de ce révo­lu­tion­naire, Rühle, dans les condi­tions mêmes du déses­poir. Car, dans cette phase de son acti­vité lit­té­raire, comme dans toutes les autres tou­chant aux ques­tions péda­go­gico-psy­cho­lo­gi­ques, his­to­rico-cultu­rel­les ou éco­nomico-poli­ti­ques, il s’élève aussi contre les condi­tions inhu­mai­nes du capi­ta­lisme, contre les nou­vel­les formes pos­si­bles d’escla­vage phy­si­que et mental, pour une société qui convienne à une huma­nité libre.

IX

Le triom­phe du fas­cisme alle­mand ter­mina la longue période de décou­ra­ge­ment révo­lu­tion­naire, de désillu­­sion, de déses­poir. Tout rede­vint alors très clair ; l’avenir immé­diat se pro­fi­lait dans toute sa bru­ta­lité. Le mou­ve­ment ouvrier prouva pour la der­nière fois que la cri­ti­que que les révo­lu­tion­nai­res avaient diri­gée contre lui était plus que jus­ti­fiée. Le combat de l’ultra-gauche contre le mou­ve­ment ouvrier offi­ciel montra qu’il avait été la seule lutte consé­­quente contre le capi­ta­lisme qui ait été enga­gée aussi loin.
Le triom­phe du fas­cisme alle­mand, qui n’était pas un phé­no­mène isolé mais était en étroite liai­son avec le déve­­lop­pe­ment anté­rieur de la tota­lité du monde capi­ta­liste, ne causa pas l’enga­ge­ment d’un nou­veau conflit mon­dial des puis­san­ces impé­ria­lis­tes mais n’en fut qu’un simple auxi­liaire. Les jours de 1914 étaient reve­nus. Mais pas pour l’Allemagne. Les chefs ouvriers alle­mands étaient privés de « l’émouvante épreuve » de se décla­rer une fois de plus les enfants les plus authen­ti­ques de la patrie. Organiser la guerre signi­fiait ins­ti­tuer le tota­li­ta­risme et reve­nait à éli­miner beau­coup d’inté­rêts par­ti­cu­liers. Dans les condi­tions de la République de Weimar et à l’inté­rieur de la char­pente de l’impé­ria­lisme mon­dial, cela n’était pos­si­ble que par la voie des luttes inté­rieu­res. La « résis­tance » du mou­ve­ment ouvrier alle­mand au fas­cisme, miti­gée en pre­mier lieu, ne doit pas tou­te­fois être prise pour une résis­tance à la guerre. Dans le cas de la social-démo­cra­tie et des syn­di­cats, il n’y avait pas de résis­tance mais sim­ple­ment une abdi­ca­tion accom­pa­gnée de pro­tes­ta­tions ver­ba­les pour sauver la face. Et même cela ne vint que dans le sillage du refus d’Hitler d’incor­po­rer ces ins­ti­tu­tions, dans leur forme tra­di­tion­nelle et avec leurs chefs « expé­ri­men­tés », dans l’ordre des choses fas­ciste. La « résis­tance » de la part du KPD ne fut pas non plus une résis­tance à la guerre et au fas­cisme comme tels, mais seu­le­ment dans la mesure où ils étaient diri­gés contre la Russie. Si les orga­ni­sa­tions ouvriè­res en Allemagne furent empê­chées de pren­dre parti pour leur bour­geoi­sie, dans toutes les autres nations elles le firent sans dis­cus­sion et sans lutte.

Une seconde fois dans sa vie, l’exilé Otto Rühle eut à déci­der quel parti pren­dre dans le nou­veau conflit mon­dial. Cette fois, cela parais­sait dans une cer­taine mesure plus dif­fi­cile, parce que le tota­li­ta­risme cohé­rent d’Hitler se pro­po­sait de pré­ve­nir une répé­ti­tion des temps d’indé­ci­­sion du libé­ra­lisme pen­dant la der­nière guerre mon­diale. Cette situa­tion permit à la seconde guerre mon­diale de se dégui­ser en une lutte entre la démo­cra­tie et le fas­cisme et pro­cura aux socia­lis­tes chau­vins de meilleu­res excu­ses. Les chefs ouvriers exilés purent signa­ler les dif­fé­ren­ces poli­ti­ques entre ces deux formes de sys­tè­mes capi­ta­lis­tes bien qu’ils fus­sent inca­pa­bles de nier la nature capi­ta­liste de leur nou­velle patrie. La théo­rie du moin­dre mal servit à rendre plau­si­ble la raison pour laquelle on devait défen­dre les démo­cra­ties contre l’expan­sion plus large du fas­cisme. Rühle, cepen­dant, main­tint son oppo­si­tion de 1914. Pour lui, « l’ennemi était encore chez soi », dans les démo­cra­ties comme dans les États fas­cis­tes ; le pro­lé­ta­riat ne pou­vait, ou plutôt ne devait, pren­dre parti pour aucun d’eux, mais s’oppo­ser aux deux avec une ardeur égale. Rühle fit res­sor­­tir que tous les argu­ments poli­ti­ques, idéo­lo­gi­ques, raciaux et psy­cho­lo­gi­ques pro­po­sés pour la défense d’une posi­tion favo­ra­ble à la guerre ne pou­vaient pas cacher réel­le­ment les motifs capi­ta­lis­tes de la guer­re : la lutte pour le profit entre les rivaux capi­ta­lis­tes. Dans des let­tres et dans des arti­cles, il rap­pela toutes les consé­quen­ces indui­tes par les lois du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste, telles qu’elles ont été établies par Marx, pour com­bat­tre le non-sens de l’« anti-fas­cisme » popu­laire qui ne pou­vait que hâter le pro­ces­sus de « fas­ci­sa­tion » du capi­ta­lisme mon­dial.

Pour Rühle, fas­cisme et capi­ta­lisme d’État n’étaient pas des inven­tions de poli­ti­ciens cor­rom­pus, mais la consé­­quence du pro­ces­sus capi­ta­liste de la concen­tra­tion et de la cen­tra­li­sa­tion au tra­vers des­quel­les se mani­feste l’accu­mu­­la­tion du capi­tal. Le rap­port de classe dans la pro­duc­tion capi­ta­liste est assailli par main­tes contra­dic­tions inso­lu­bles. Rühle vit que la prin­ci­pale contra­dic­tion rési­dait dans le fait que l’accu­mu­la­tion capi­ta­liste signi­fie aussi une ten­dance à la baisse du taux du profit. Cette ten­dance ne peut être com­­bat­tue que par une accu­mu­la­tion plus rapide du capi­tal, qui impli­que une aug­men­ta­tion de l’exploi­ta­tion. Mais en dépit du fait que l’exploi­ta­tion aug­mente en rap­port avec le taux d’accu­mu­la­tion néces­saire pour éviter les crises et les dépres­sions, les pro­fits conti­nuent à pré­sen­ter une ten­dance à la baisse. Pendant les dépres­sions, le Capital se réor­ga­nise pour per­met­tre une nou­velle période d’expan­sion du Capi­tal. Si natio­na­le­ment la crise impli­que la des­truc­tion du capi­tal le plus faible et la concen­tra­tion du capi­tal par les moyens ordi­nai­res des affai­res, inter­na­tio­na­le­ment, cette réor­ga­ni­sa­tion exige fina­le­ment la guerre. Cela signi­fie la des­truc­tion des nations capi­ta­lis­tes les plus fai­bles en faveur des impé­ria­lis­mes vic­to­rieux pour opérer une nou­velle expan­sion du capi­tal et sa concen­tra­tion et sa cen­tra­li­sa­tion plus pous­sée. Chaque crise capi­ta­liste – à ce niveau de l’accu­mu­la­tion du capi­tal – englobe le monde ; de la même façon, chaque guerre est immé­dia­te­ment d’une enver­gure mon­diale. Ce ne sont pas des nations par­ti­cu­liè­res mais la tota­lité du mou­ve­ment capi­ta­liste qui est res­pon­sa­ble de la guerre et de la crise. C’est lui, comme l’a vu Rühle, qui est l’ennemi, et il est par­tout.

Assurément, Rühle ne dou­tait pas que le tota­li­ta­risme était pire pour les ouvriers que la démo­cra­tie bour­geoise. Il avait lutté contre le tota­li­ta­risme russe depuis son com­­men­ce­ment. Il lut­tait contre le fas­cisme alle­mand, mais il ne pou­vait pas lutter au nom de la démo­cra­tie bour­geoise, parce qu’il savait que les lois par­ti­cu­liè­res de déve­lop­pe­­ment de la pro­duc­tion capi­ta­liste trans­for­me­raient tôt ou tard la démo­cra­tie bour­geoise en fas­cisme et en capi­ta­lisme d’État. Combattre le tota­li­ta­risme reve­nait à s’oppo­ser au capi­ta­lisme sous toutes ses formes. Le capi­ta­lisme privé, a-t-il écrit, et avec lui la démo­cra­tie qui est en train d’essayer de le sauver, sont désuets et sui­vent le chemin de toutes les choses mor­tel­les. Le capi­ta­lisme d’État, et avec lui le fas­cisme qui lui pré­pare la voie, sont en train de gran­dir et de s’empa­rer du pou­voir. Le vieux a dis­paru pour tou­jours et aucun exor­cisme n’agit contre le nou­veau. Quelle que soit l’âpreté des ten­ta­ti­ves que nous puis­sions faire pour res­sus­ci­ter la démo­cra­tie, tous les efforts seront sans effet. Tous les espoirs d’une vic­toire de la démo­cra­tie sur le fas­­cisme sont des illu­sions gros­siè­res, toute croyance dans le retour de la démo­cra­tie comme forme de gou­ver­ne­ment capi­ta­liste n’a que la valeur d’une tra­hi­son adroite et d’une lâche auto-dupe­rie. C’est le mal­heur du pro­lé­ta­riat que ses orga­ni­sa­tions péri­mées basées sur une tac­ti­que oppor­tu­­niste le met­tent hors d’état de se défen­dre contre l’assaut du fas­cisme. Il a ainsi perdu sa propre posi­tion poli­ti­que dans le corps poli­ti­que. Il a cessé aujourd’hui d’être un fac­teur qui fait l’his­toire. Il a été balayé sur le tas de fumier de l’his­toire et pour­rira aussi bien dans le camp de la démo­cra­tie que dans celui du fas­cisme, car la démo­cra­tie d’aujourd’hui sera le fas­cisme de demain.

Quoique Rühle fît face à la deuxième guerre mon­diale de façon aussi intran­si­geante qu’il avait fait face à la pre­­mière, son atti­tude à l’égard du mou­ve­ment ouvrier fut dif­fé­rente de celle de 1914. Cette fois, il ne pou­vait s’empê­­cher d’être cer­tain qu’aucune espé­rance pour le sou­lè­ve­ment final du pro­lé­ta­riat et sa déli­vrance his­to­ri­que ne pou­vait naître des misé­ra­bles débris du vieux mou­ve­ment ouvrier dans les nations encore démo­cra­ti­ques. Encore moins l’espoir pou­vait-il naître des frag­ments mina­bles de ces tra­di­tions de parti qui s’étaient dis­per­sés et éparpillés avec l’émigration mon­diale, ni des notions sté­réo­ty­pées des révo­lu­tions pas­sées, indé­pen­dam­ment du fait que l’on croie aux bien­faits de la vio­lence ou à une tran­si­tion paci­fi­que. Il ne regar­dait cepen­dant pas l’avenir sans espoir. Il était sûr que de nou­vel­les forces et de nou­vel­les impul­sions ani­me­raient les masses et les contrain­draient à faire leur propre his­toire.

Les rai­sons de cette confiance étaient les mêmes que celles qui convain­qui­rent Rühle du carac­tère iné­vi­ta­ble du déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme vers le fas­cisme et le capi­ta­lisme d’État. Elles se basaient sur les contra­dic­tions inso­lu­bles inhé­ren­tes au sys­tème capi­ta­liste de pro­duc­tion. Tout comme la réor­ga­ni­sa­tion du capi­tal pen­dant la crise est en même temps la pré­pa­ra­tion de crises plus pro­fon­des, de même la guerre ne peut engen­drer que des guer­res plus larges et plus dévas­ta­tri­ces. L’anar­chie capi­ta­liste ne peut deve­nir que plus chao­ti­que, sans égard à toutes les ten­ta­ti­­ves de ses défen­seurs pour mettre de l’ordre en son sein. Des par­ties tou­jours plus gran­des du monde capi­ta­liste seront détrui­tes, de sorte que les grou­pes capi­ta­lis­tes les plus forts pour­sui­vent l’accu­mu­la­tion. La misère des masses mon­dia­­les ira en aug­men­tant jusqu’à ce que soit atteint un point de rup­ture. Et alors, des sou­lè­ve­ments sociaux détrui­ront le sys­tème meur­trier de la pro­duc­tion capi­ta­liste.

Rühle était aussi peu capa­ble que tout autre à ce moment-là de déter­mi­ner par quels moyens spé­ci­fi­ques le fas­cisme serait vaincu. Mais il était cer­tain que les méca­­nis­mes et la dyna­mi­que de la révo­lu­tion subi­raient des chan­ge­ments fon­da­men­taux. Dans l’auto-expro­pria­tion et la pro­lé­ta­ri­sa­tion de la bour­geoi­sie par la seconde guerre mon­diale, dans le dépas­se­ment du natio­na­lisme par la des­truc­tion des petits États, dans la poli­ti­que mon­diale de capi­ta­lisme d’État basée sur les fédé­ra­tions d’États, il ne voyait pas seu­le­ment le côté immé­dia­te­ment néga­tif, mais il voyait aussi les aspects posi­tifs : la four­ni­ture de nou­veaux points de départ pour l’action anti-capi­ta­liste. Jusqu’au jour de sa mort, il fut cer­tain que la concep­tion de classe était des­ti­née à s’étendre jusqu’à ce qu’elle ali­mente un inté­rêt majo­ri­taire en faveur du socia­lisme. Il regar­dait la lutte de classe comme devant se trans­for­mer d’une caté­go­rie idéo­­lo­gi­que abs­traite en une caté­go­rie économique pra­ti­que posi­tive. Et il envi­sa­geait l’élection de conseils d’usine dans le déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie ouvrière comme une réac­tion à la ter­reur bureau­cra­ti­que. Pour lui, le mou­ve­­ment ouvrier n’était pas mort, mais était à naître dans les luttes socia­les de l’avenir.

Si Rühle, fina­le­ment, n’avait rien de plus à offrir que « l’espoir » que l’avenir résou­drait les pro­blè­mes que le vieux mou­ve­ment ouvrier n’avait pas réussi à résou­dre, cet espoir ne sor­tait pas de la foi, mais de la connais­sance, connais­sance qui consis­tait à reconnaî­tre les ten­dan­ces socia­les réel­les. Cet espoir n’était pas accom­pa­gné d’un mode d’emploi pré­ci­sant la façon d’accom­plir la trans­for­­ma­tion sociale néces­saire. Il exi­geait tou­te­fois la rup­ture avec les acti­vi­tés sans effet et les orga­ni­sa­tions sans espoir. Il exi­geait la reconnais­sance des rai­sons qui ont conduit à la désin­té­gra­tion du vieux mou­ve­ment ouvrier et la recher­che des éléments qui mar­quent les limi­tes des sys­tè­mes tota­li­­tai­res domi­nants. Il exi­geait une dis­tinc­tion affi­née entre l’idéo­lo­gie et la réa­lité, afin de décou­vrir dans cette der­nière les acteurs qui échappent à la direc­tion des orga­ni­sa­tions tota­li­tai­res. Ce qu’il faut pour trans­for­mer la société ne peut se décou­vrir qu’au tra­vers d’une telle ana­lyse. Mais l’équilibre de la société est fra­gile, et par­ti­cu­liè­re­ment sen­­si­ble actuel­le­ment. Les plus puis­san­tes contrain­tes sur les hommes sont véri­ta­ble­ment fai­bles quand on les com­pare aux for­mi­da­bles contra­dic­tions qui déchi­rent le monde d’aujourd’hui. Otto Rühle avait raison d’indi­quer que les acti­vi­tés qui feraient pen­cher le pla­teau de la balance sociale en faveur du socia­lisme ne seraient pas décou­ver­tes au moyen de métho­des liées aux acti­vi­tés anté­rieu­res et aux orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nel­les. Elles doi­vent être ini­tiées au sein de rap­ports sociaux chan­geants qui sont encore déter­mi­nés par la contra­dic­tion entre les rap­ports capi­ta­­lis­tes de pro­duc­tion et la direc­tion dans laquelle les forces pro­duc­ti­ves de la société sont en mou­ve­ment. Découvrir ces rap­ports, c’est-à-dire reconnaî­tre la révo­lu­tion qui vient dans les réa­li­tés d’aujourd’hui, sera la tâche de ceux qui conti­nuent à avan­cer dans l’esprit d’Otto Rühle.

1. Le texte de Paul Mattick : Otto Rühle and the German Labour Movement
a vrai­sem­bla­ble­ment été écrit en 1945, peu après la mort en 1943 d’Otto Rühle.

2. H. Gor­ter, Réponse à Lénine sur « La mala­die infan­tile du com­mu­nisme », Paris, éd. du Sandre, 1979

3. La Cinquième colonne dési­gne les par­ti­sans clan­des­tins qu’un État ou une orga­ni­sa­tion compte au sein d’un autre État ou orga­ni­sa­tion.

4. Le KAPD, l’AAUD, l’AAUD-E ont compté res­pec­ti­ve­ment 50 000, 200 000 et 60 000 mem­bres.

5. O. Rühle, Karl Marx, vie et œuvres, 1928, Entremonde, à paraî­tre.