collection
— Rupture
20 € / 26 CHF
13 décembre 2011
130x200 cm
ISBN 978-2-940426-18-8
ISSN 1662-3231
Un livre donc important, attendu depuis longtemps, et bienvenu. Il est vraiment nécessaire dans la bibliothèque de tout-e militant-e qui n’a pas renoncé au projet d’émancipation sociale, au socialisme. Car c’est aussi ça le drame de notre époque : nombre de camarades restent au quotidien dans un travail militant honnête sur le terrain de la lutte de classe, mais de façon mécaniquement défensive. Ils ne savent plus ce que peut être un véritable projet communiste. La période de crise dans laquelle nous sommes installe des possibilités nouvelles de contestation du capitalisme. Le legs de la pensée de P. Mattick est précieux pour nous réoutiller face à cette porte ré-entrouverte. Stéphane Julien, Critique Sociale, mars 2012.
Essai traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Saint-James
Note biographique de Charles Reeve + Lire
Œuvre posthume de Paul Mattick (1904-1981), Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? fut la dernière expression de toute une vie de réflexion sur la société capitaliste et l’opposition révolutionnaire. Connu surtout comme théoricien des crises économiques et partisan des conseils ouvriers, Paul Mattick fut aussi un acteur engagé dans les événements révolutionnaires qui secouèrent l’Europe et les organisations du mouvement ouvrier au cours de la première moitié du XXe siècle. À l’âge de 14 ans, il adhéra à l’organisation de jeunesse du mouvement spartakiste. Élu au conseil ouvrier des apprentis chez Siemens, Paul Mattick participa à la Révolution allemande. Arrêté à plusieurs reprises, il manque d’être exécuté deux fois. Installé à Cologne à partir de 1923, il se lie avec les dadaïstes. En 1926 il décide d’émigrer aux États-Unis.
L’ouvrage présent est organisé autour de deux grands thèmes. Poursuivant son travail de critique de l’économie capitaliste contemporaine (Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, Gallimard, rééd. 2011), Paul Mattick revient sur les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste. S’ensuit un réquisitoire contre l’intégration du mouvement ouvrier qui, en adoptant les principes de la politique bourgeoise, a abandonné définitivement toute possibilité de dépassement du capitalisme.
Un texte éclairant pour une période où la crise dévoile la nature instable et socialement dangereuse du capitalisme.
Paul Mattick (1904-1981) est connu surtout comme théoricien des crises économiques et partisan des conseils ouvriers, il fut aussi un acteur engagé dans les événements révolutionnaires qui secouèrent l’Europe et les organisations du mouvement ouvrier au cours de la première moitié du XXe siècle. Paul Mattick adhèra à l’âge de 14 ans à l’organisation de jeunesse des spartakiste et participa à la révolution allemande. Il fut élu au conseil ouvrier des apprentis, de chez Siemens. Arrêté à plusieurs reprises, il manque d’être exécuté deux fois. Installé à Cologne à partir de 1923, il se lie avec les dadaïstes. En 1926 il décide d’émigrer aux États-Unis.
Cette petite anecdote illustre le parcours original de ce théoricien sans titres universitaires, qui peut être considéré – de l’avis même de ceux qui se sont opposés à lui – comme un des meilleurs connaisseurs de la pensée de Marx dans les années de l’après Deuxième guerre mondiale. Il laissa d’ailleurs quelques livres désormais incontournables pour celles et ceux qui veulent bien avoir une compréhension critique du capitalisme contemporain.
Connu surtout comme théoricien des crises économiques et partisan des conseils ouvriers, P. Mattick fut aussi un acteur engagé dans les événements révolutionnaires qui secouèrent l’Europe et les organisations du mouvement ouvrier au cours de la première moitié du XXe siècle1.
Né en Allemagne en 1904, dans une famille ouvrière socialiste, P. Mattick passe son enfance à Berlin. Ses parents étaient des immigrés pauvres de Poméranie, sur la Baltique (région aujourd’hui rattachée à la Pologne). Son père était un de ces militants sociaux-démocrates révoltés par la boucherie de la Première guerre mondiale. Il rejeta la ligne chauviniste des chefs socialistes et rejoignit le nouveau Parti social-démocrate-indépendant, l’USPD, d’orientation pacifiste. Gamin des rues, vivant à la frange de la petite délinquance où se manifestait déjà une révolte contre l’organisation de la société de classes, P. Mattick adhère, en 1918, à l’âge de 14 ans, à l’organisation de jeunesse de la Ligue spartakiste et participe à la révolution allemande, toujours du côté des tendances extrémistes. D’esprit indépendant, faisant preuve d’une inépuisable énergie, doué d’une vive intelligence, P. Mattick est élu au conseil ouvrier des apprentis, de chez Siemens où il travaille, participe aux grèves et est de tous les affrontements insurrectionnels. D’abord contre le putsch droitier de Kapp, en mars 192O, il rejoint ensuite le nouveau parti communiste d’orientation non parlementariste et critique du syndicalisme intégrateur, le KAPD – Parti communiste ouvrier allemand. Lors de l’Action de mars 1921 – le soulèvement ouvrier en Allemagne centrale qui marque un tournant dans la révolution – P. Mattick est à nouveau en première ligne de l’agitation et de l’action. Arrêté à plusieurs reprises, il manque d’être exécuté deux fois par les sbires de la République de Weimar et ses supplétifs des « corps francs », dont l’action annonce l’« ordre nouveau » à venir. Très jeune, il écrit aussi ses premiers textes pour la presse révolutionnaire. Installé à Cologne à partir de 1923, il se lie avec les cercles artistiques radicaux proches du mouvement dadaïste, menant de pair travail en usine2, menant de pair travail en usine et agitation, vivant de façon précaire, alors même que la répression s’accentue contre les milieux radicaux. La passion de l’écriture le gagne et ses contributions paraissent dans diverses publications. Au milieu des années 20, les conditions de survie deviennent plus dures ; P. Mattick intègre alors des groupes informels d’ouvriers qui pratiquent des expropriations. Le but de ces actions est de faire vivre la presse révolutionnaire, mais aussi d’assurer la survie d’un nombre croissant de militants exclus des usines, pourchassés par la police social-démocrate de Weimar3. En 1926, le mouvement révolutionnaire est exsangue et sur le déclin. Le national-socialisme prend de l’essor en se réappropriant une partie du programme réformiste de la social-démocratie et en empruntant des modèles d’organisation, de propagande et d’action à l’autoritarisme bolchevique4. Alors que la mise au pas des forces communistes par Moscou concourt à la victoire de la contre-révolution, P. Mattick décide d’émigrer aux États-Unis.
Commence alors une nouvelle phase de sa vie.
Installé dans une petite ville du Middle-West, travaillant comme métallurgiste, P. Mattick met à profit ces mois d’isolement provincial pour se plonger dans la lecture, celle de Marx en tout premier lieu. Tout en gardant le lien avec les noyaux communistes de gauche qui survivent en Allemagne et ailleurs en Europe, il prend contact avec des organisations socialistes de l’émigration allemande aux États-Unis. En vain, il tente alors de faire revivre le vieux Chicagoer Arbeiterzeitung (CAZ), le journal dont August Spies avait été, en 1886, l’éditeur. Assez vite, l’appel de l’action collective l’incite à déménager à Chicago où il milite chez les syndicalistes révolutionnaires nord-américains, les IWW, pour la presse desquels il écrit. Il retrouve chez les « wobblies »5 l’esprit internationaliste et égalitaire, d’action directe, qui était celui des révolutionnaires allemands des années 20. P. Mattick s’efforce d’ailleurs de rapprocher le réseau international des « wobblies » et les noyaux européens du courant du communisme de conseils. Là aussi sans grand succès. À Chicago, il participe aussi à la vie de divers petits groupes de communistes hétérodoxes. Bientôt, P. Mattick et ses amis s’engagent pleinement dans le mouvement des chômeurs, qui prend son essor au début de la crise de 29, surtout dans la région de Chicago. Ce mouvement, où s’investissent toutes les organisations de la gauche nord-américaine, va gagner les principales villes industrielles des États-Unis. En 1934, devant l’ampleur et la radicalité des mobilisations, le gouvernement fédéral de Roosevelt est forcé d’y apporter une réponse sous la forme d’un vaste programme national de travaux publics. P. Mattick est un des représentants élu à la Conférence nationale des comités de chômeurs réunie à Chicago en 1933. De cette période, il dira plus tard qu’elle fut la plus belle de sa vie. « J’étais moi-même chômeur… Je ne travaillais pas, j’étais complètement immergé dans le mouvement. C’était ma vie ! Du matin jusqu’au soir, j’allais par monts et par vaux et je côtoyais des milliers de personnes. Réussir à survivre sans travailler… C’était vraiment une période merveilleuse, une période dont je rêve encore aujourd’hui. »6 L’agitation sociale, la politisation de la société et le renouveau d’intérêt pour les idées révolutionnaires ouvrent de nouvelles perspectives à P. Mattick, qui écrit de plus en plus, collabore à diverses revues de la gauche nord-américaine. Dès 1934, les courants communistes anti-bolcheviques nord-américains publient une revue, International Council Correspondance, laquelle deviendra ensuite, Living Marxism (1938-41) puis New Essays (1942-43). P. Mattick en est l’éditeur et la cheville ouvrière. Parmi les collaborateurs, outre lui-même et ses amis, on trouvera les noms de Dwight MacDonald, Anton Pannekoek, Daniel Guérin, Karl Korsch, Otto Rühle. Plusieurs des textes de P. Mattick publiés plus tard dans des recueils sont de cette période7. Pendant ces années (1930-40), il lui arrive aussi de travailler par intermittence pour les pontes de l’École de Francfort installés à New York, lesquels sous-traitent rapports, études et analyses aux intellectuels allemands réfugiés dans le nouveau monde.8La guerre et sa « prospérité » vont bouleverser la donne politique. Devant l’inévitable montée du « patriotisme ouvrier », P. Mattick et ses amis sont forcés de se mettre en retrait, leur position n’a plus de prise sur la réalité et risque parfois même de mettre en danger leurs vies. Après avoir travaillé en usine à Chicago pendant presque toute la guerre, P. Mattick s’installe à New York, en 1948. Au début des années 50, il se retire dans une contrée reculée du Vermont, où il entreprend de construire sa propre maison. Il va y vivre pendant les années difficiles de la guerre froide, avec son épouse Ilse et son jeune fils Paul. Ils s’installent plus tard à Cambridge (Boston). Cette longue période d’isolement prend fin avec le renouveau d’intérêt pour les idées du communisme antiautoritaire, à la fin des années 60.
P. Mattick fera alors plusieurs séjours en Europe, invité par des groupes issus du mouvement étudiant.
Si Marx et Keynes est l’écrit le plus connu de P. Mattick, nombreux furent ses textes qui eurent une importance dans les grands débats politiques de l’extrême-gauche des années 60 et 70. Ses analyses et ses conceptions d’un communisme anti-bolchevique influencèrent alors une génération de radicaux et elles continuent aujourd’hui d’intéresser celles et ceux attachés aux principes de l’auto émancipation sociale.9C’est au cours de son expérience à Chicago, dans les débats au sein des comités de chômeurs et des groupes radicaux, que P. Mattick commence à s’intéresser aux théories de la crise. Il découvre alors l’œuvre de Henryk Grossmann, économiste marxiste polonais peu orthodoxe, proche de Horkheimer et professeur à l’Instituts für Sozialforschung de Francfort depuis 192510. Malgré de profonds désaccords politiques, P. Mattick entretient une correspondance suivie avec Grossman jusqu’à l’exil new-yorkais de ce dernier, en mai 1938. Revenant sur la théorie de l’accumulation de Marx, Grossmann avait rompu avec la thèse dominante chez les théoriciens socialistes qui ramenait les limites de l’accumulation capitaliste au problème de la réalisation de la plus-value – la thèse de la sous-consommation. Grossmann expliquait la crise, au contraire, à partir de « la loi de la baisse tendancielle du taux de profit », le problème de la rentabilité du capital trouvant pour lui ses racines dans les contradictions de la production de plus-value, sur le terrain de l’exploitation. La théorie de la valeur-travail de Marx, le rapport capital-travail, étaient ainsi remis au centre de l’analyse du processus d’accumulation capitaliste. De cette approche novatrice, P. Mattick et ses amis des comités des chômeurs tirent des implications pratiques. Les conséquences sociales du ralentissement de l’accumulation s’imposent au quotidien, rendent possible la prise de conscience de la nature déséquilibrée du système et de ses limites, la subversion du capitalisme par un mouvement indépendant des travailleurs.
D’après cette conception, dont P. Mattick se fait le défenseur, la question de la crise apparaît comme inséparable de celle de la subversion de l’organisation sociale capitaliste. La construction d’une opposition idéologique, avant-gardiste, ne se pose plus comme condition préalable au réveil de l’action. L’activité auto-émancipatrice se fonde sur la conscience des conditions réelles d’existence, se démarque ainsi du réformisme social-démocrate et de l’avant-gardisme bolchevique, courants où la conscience élaborée par l’organisation révolutionnaire prétend jouer un rôle déterminant. P. Mattick y reviendra quelques années plus tard, « Sans crise il n’y a pas de révolution. C’est une vieille conviction qui vient de Rosa Luxemburg, qu’on a appelé la théoricienne de la catastrophe. Moi aussi je suis un politicien de la catastrophe dans la mesure où je ne conçois pas que la classe ouvrière s’attaque au capitalisme si elle vit dans une société sans crise à long terme, sans une décadence permanente. Dans une telle situation, elle s’installera au contraire dans le capitalisme, elle ne l’attaquera pas. S’il n’y a pas de catastrophe, il n’y aura pas de socialisme. Et la catastrophe viendra du capitalisme. Parce que, si la classe dirigeante peut consciemment dominer la politique, elle est dans l’incapacité de dominer l’économie »11.
Après la Deuxième guerre mondiale, l’essor du capitalisme est présenté comme le succès du keynésianisme, la preuve que le système est, enfin, arrivé à un stade mature de stabilité. Se fondant précisément sur sa conception des crises, P. Mattick, se positionne à contre courant et entame, dès 1947, une réflexion critique sur l’intervention de l’État dans l’économie. Après avoir écrit quelques articles pour des revues nord-américaines, il termine, en 1953, la rédaction de Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte. Le livre n’est publié qu’en 1969, aux États-Unis et passe alors à peu près inaperçu. Le capitalisme traverse une période de prospérité et la rupture de l’intégration semble ne pouvoir venir que d’une critique de la « société de consommation »12. P. Mattick argumente, de son côté, que les formes nouvelles d’intervention de l’État dans l’économie ne sont qu’une solution provisoire, passagère, aux problèmes du capitalisme et créeront, à terme de nouvelles contradictions et déséquilibres. D’où sa formule de « la fausse prospérité ».
P. Mattick voit Keynes comme un grand penseur bourgeois révolutionnaire, critique des théories classiques et libérales, de l’idée de la capacité régulatrice « naturelle » du marché. À sa manière, Keynes reconnaît que l’intervention de l’État est la conséquence des problèmes d’accumulation. Certes, P. Mattick concède que l’intervention de l’État a transformé le capitalisme et prolongé son existence. Mais, rappelle-t-il, ce sont la guerre et ses énormes destructions qui ont rétabli la rentabilité du capital et ont relancé la machine économique et non les politiques keynésiennes. P. Mattick s’attache ainsi à confronter « la théorie et la pratique keynésiennes à une critique marxiste », argumentant que la théorie de la valeur-travail reste une méthode d’analyse valable après l’intervention de l’État dans l’économie, recherchant dans les contradictions des rapports sociaux d’exploitation les causes de la crise de rentabilité du capital privé.
À la faveur de cette « fausse prospérité », une convergence s’est opérée entre la gauche keynésienne et les courants modernistes du marxisme, mettant l’accent sur la relance par la consommation induite par les dépenses d’Etat. Critiquant la thèse de la sous-consommation, P. Mattick montre que l’intervention de l’État, favorisant la consommation (surtout par le biais de dépenses militaires), ne modifie nullement les déséquilibres du système, le problème de rentabilité du capital privé. « Autrement dit, l’échéance de la crise n’est que repoussé au moyen de dépenses qu’on ne saurait qualifier d’accumulation de capital, même au prix du plus singulier effort d’imagination. »13.
À l’encontre des partisans du libéralisme, P. Mattick démontre que ce n’est pas l’accroissement de l’intervention de l’État qui est la cause des problèmes du capitalisme privé mais, au contraire, que ce sont les difficultés dans la production de profit dans le secteur privé qui justifient l’interventionnisme. Pour lui, les limites de l’économie mixte sont inhérentes à l’accroissement de cette intervention, c’est-à-dire à l’augmentation de la production sociale induite par des fonds publics. Ces fonds, prélevés sur les profits du secteur privé, ou financés par la dette, pèsent sur la rentabilité totale du capital. La production induite par les commandes d’État n’étant pas directement productrice de nouveaux profits mais une redistribution des profits totaux au bénéfice de secteurs capitalistes.
Cette théorie semble avoir trouvé une confirmation dans le mouvement réel du capitalisme moderne. L’intervention de l’État s’est élargie à tous les secteurs. Indispensable à l’économie dite mixte, à la poursuite de la « fausse prospérité », elle est le seul moyen de maintenir l’emploi et l’équilibre social à un niveau minimum, ce dont Keynes était fort préoccupé. Seulement, l’idée keynésienne selon laquelle les déficits de l’État en période de récession pourraient être absorbés par la relance privée de la production de profit ne s’est jamais confirmée. Depuis la Seconde guerre mondiale, la relance s’est accompagnée d’un constant accroissement de la dette publique. Comme le souligne P. Mattick, « les conditions qui rendaient cette solution efficace sont en voie de disparition ». Certes, les crises montrent que Keynes avait raison lorsqu’il avertissait que le « libre jeu du marché » menace la survie du capitalisme. Mais elles montrent aussi que l’interventionnisme ne joue pas sur les fondements de la rentabilité du capital, comme le prouve le niveau atteint par la dette souveraine, qui a fini par bloquer le fonctionnement financier du système. Avec, à terme, un problème nouveau qui caractérise la période actuelle : l’épuisement du projet keynésien, qui laisse les classes dirigeantes hésitantes entre la nécessaire réduction du déficit et l’aggravation de la récession et du chômage.
Chez P. Mattick, la réflexion sur la crise du capitalisme est animée avant tout par le désir de prouver que les crises sont inhérentes au fonctionnement contradictoire du capitalisme, que la nature instable et irrationnelle du système engendre en permanence des injustices sociales et produit sans cesse de la barbarie. Enfin, que le manque de rentabilité du capitalisme est de plus en plus difficile à surmonter. Dans Marx et Keynes, il s’attache à analyser comment l’épisode historique du keynésianisme n’a pas sauvé le capitalisme mais seulement permis de reporter les formes de sa contradiction fondamentale, la baisse de la rentabilité du capital. Et le fait que les moyens utilisés pour assurer cette prolongation sont d’une efficacité provisoire, engendre de nouvelles difficultés pour le système. Aujourd’hui, l’illusion d’une constante prospérité se dissout dans la plus grave récession connue depuis la dernière guerre, alors même que le mode de production capitaliste s’est imposé à l’ensemble de la planète. L’analyse des théories des crises et la critique du keynésianisme développées par P. Mattick se trouvent ainsi confirmées par le désastre social, écologique et humain auquel nous assistons. Et si les politiques monétaires et fiscales semblent se révéler incapables d’apporter une solution à la crise, c’est justement parce que cette solution réside dans le rétablissement de la rentabilité du capital, lequel passe par l’augmentation de l’exploitation, la dévalorisation et la concentration du capital existant.
Paul Mattick est mort à Boston en février 1981 à l’âge de 77 ans.
« Pour moi – avait-il dit un jour, au soir de sa vie – la révolution fut une grande aventure ». Une passion aussi, qui, comme toutes les passions, n’avait pas vieilli.
Son dernier livre – laissé inachevé et édité par son fils, Paul Mattick Jr. en 1983 –, dont le présent ouvrage est la traduction française, était dédié par lui à la mémoire de Marinus van der Lubbe14. Son titre, Marxisme, le dernier refuge de la bourgeoisie ? résume la problématique fondamentale de l’époque dans laquelle nous entrons. L’ouvrage est organisé autour de deux grands thèmes qui ont guidé le parcours politique de P. Mattick. Il revient une fois de plus, tout d’abord, sur les limites inhérentes au mode de production capitaliste, fondements du déséquilibre du système, dévoilés par la critique marxienne. Ces déséquilibres, peuvent-ils être surmontés par des aménagements, des politiques réformistes tout aussi vieillies et épuisées, ou vont-elles placer de plus en plus les sociétés devant le choix, l’émancipation sociale ou la barbarie ?
Poser la question est déjà avancer la possibilité d’une réponse. Car, et pour reprendre la formule de Ludwig Feurbach dans L’essence du christianisme, il ne faut jamais « constituer en limites de l’humanité et de l’avenir les limites du présent et du passé. ».
1. Au-delà de courtes notes biographiques éparses – et dont la plus complète est celle de Michael Buckmiller publiée dans le choix de textes Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain (Spartacus, Paris 1983) –, il n’existe pas de biographie de P. Mattick. La lacune est en passe d’être réparée par le travail de Gary Roth, qui doit aboutir à la publication prochaine, aux États-Unis, d’une biographie. Un long texte autobiographique de P. Mattick lui-même, – suscité par une interview de Michael Buckmiller réalisée dans le Vermont (USA), en juillet 1976 – doit aussi être édité en France et en Allemagne sous peu. Nous empruntons à ces deux sources l’essentiel des faits mentionnés dans ce texte, ainsi qu’aux souvenirs personnels de rencontres avec P. Mattick, entre 1970 et 1971.
2. P. Mattick fut alors très proche du peintre Williem Seiwert, membre actif d’une organisation ouvrière unitaire (AAU-D), opposée à la double organisation (parti et syndicat). Seiwert fit partie du premier groupe dadaïste de Cologne et ensuite du noyau d’artistes dit, « Les Progressistes de Cologne ». Il écrivit plusieurs textes critiquant l’idée d’un « art prolétarien », cher aux communistes orthodoxes. Il fut aussi un ami proche de l’agitateur Ret Marut (B. Traven), qu’il cacha à Cologne après l’échec de la révolution de conseils de Munich. Sur les « Progressistes » on peut lire le texte de Paul Mattick Jr., « Modernisme et communisme antibolchevique, Les Progressistes de Cologne », Oiseau-Tempête, n° 4, hiver 1998.
3. À l’encontre de la vision mythifiée et idéalisée de Weimar qui a cours aujourd’hui, il n’est pas inutile de rappeler que, entre 1921-1922, il y avait dans les geôles de la République environ 6 000 prisonniers politiques se réclamant d’activités révolutionnaires. En juillet 1928, une loi d’amnistie, passée sous la pression de la rue, rend la liberté à grand nombre de militants. Sur l’activité de ces groupes et le parcours étonnant d’un de leurs chefs, lire, Max Hölz. Un rebelle dans la révolution, Allemagne 1918-1921 (traduit, présenté et annoté par Serge Cosseron), Éditions Spartacus, Paris, 1988.
4. Pour une analyse des phénomènes fascistes voir de P. Mattick, « Karl Kautsky. From Marx to Hitler », juin 1939, repris dans le choix de textes Intégration capitaliste et rupture ouvrière, (traduction de Serge Bricianer et préface de Robert Paris), EDI, Paris, 1972.
5. On dénommait ainsi les militants des IWW. Sur les IWW, lire, Larry Portis, IWW. Le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Paris, Éditions Spartacus, 1985 (réédition en mars 2003). Un ouvrage sur les IWW est annoncé pour 2012 aux éditions L’insomniaque.
6. Texte autobiographique, (inédit), juillet 1976.
7. En particulier dans le choix de textes, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, Ibid.
8. Paul Mattick écrira en 1936 une analyse du mouvement des chômeurs aux États-Unis pour la revue de l’Institut dirigé par Horkheimer. Jamais publiée, elle sera finalement éditée, dans les années 60, par les éditions « Neue Kritik », du mouvement étudiant SDS allemand. Sur les relations difficiles entre ces intellectuels précarisés et l’Institut, on peut lire la correspondance entre K. Korsch et P. Mattick, Marxiana, Critica della Politica e dell’economia politica, janvier-février 1976, Bari, et K. Korsch, Gesamtausgabe, T8, 1908-1939.
9. Voir bibliographie en annexe.
10. Henryk Grossman, Das Akkumulations – und Zusammenbruchsgesetz des kapitalischen Systems, Leipzig, 1929 (réimpression, Frankfurt, 1967). Du même auteur, on pourra lire en français, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique (Champ Libre, Paris, 1975), avec une préface de Paul Mattick, « Henryk Grossmann, théoricien de l’accumulation et de la crise ». Il existe une biographie de H. Grossman, Rick Kuhun, Henryk Grossman and the Recovery of Marxism, University of Illinois Press, 2007.
11. Texte autobiographique, (inédit), juillet 1976.
12. Voir sa critique du texte le plus important de ce courant, Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, (1954), « Les limites de l’intégration » (1969). Malgré leurs désaccords, H. Marcuse et P. Mattick s’appréciaient et maintenaient des relations cordiales. Marcuse considérait par ailleurs que son livre n’avait suscité qu’une seule véritable critique, celle de P. Mattick.
13. « Marxism and Monopoly Capital » (Progressive Labor, juillet-août 1967), repris dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière. Critique des économistes marxistes nord-américains de souche stalinienne, Baran et Sweezy.
14. Marinus van der Lubbe, ouvrier hollandais proche des groupes de communistes de conseils, mit le feu au Reichstag, à Berlin, le 27 février 1933. Il s’agissait, dans son esprit, de réveiller les travailleurs allemands et de les inciter à une action autonome contre le nazisme et pour le renversement du capitalisme. Arrêté, torturé et condamné à mort, il fut décapité le 10 janvier 1934, à Leipzig. Accusé par le pouvoir nazi d’être un simple d’esprit et un instrument du parti communiste, il fut aussi accusé par les staliniens d’être un provocateur nazi. Jeu de calomnies qui a permis, et qui permet toujours, de ne pas aborder politiquement la responsabilité mutuelle de ces deux forces politiques dans l’avènement de cette période cruciale de l’histoire contemporaine. Voir à ce propos, Marinus van der Lubbe, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, Verticales/Le Seuil, Paris, 2003 (textes présentés par Yves Pagès et Charles Reeve).