
collection
— Rupture
Nouvelle édition revue et augmentée
Roman traduit de l’italien par Pascale Budillon Puma
Postface d’Ada Tosatti + Lire
Du printemps à l’automne 1969, partant de la célèbre usine turinoise Fiat, la révolte ouvrière enflamme l’Italie et lance son cri de guerre contre la classe bourgeoise : nous voulons tout. C’est « l’automne chaud », moment fort de la longue vague révolutionnaire qui va secouer la péninsule au cours des années soixante-dix. Au centre des luttes trône la figure de l’ouvrier-masse, emblème de la rage, de la spontanéité et de l’autonomie ouvrière, qui affirme le refus du travail et la destruction violente du système d’exploitation capitaliste. Par une narration sans répit, en prise directe avec la réalité des révoltes et la voix de ses protagonistes, Nanni Balestrini plonge au cœur de l’émergence linguistique et politique de ce nouveau sujet révolutionnaire, il fait entendre dans la chair même du texte le passage de la rébellion instinctive et individuelle du protagoniste à la dimension collective de la lutte. Expérimentation littéraire, ancrage historique et puissance de l’oralité font de ce roman l’un des témoignages les plus audacieux et vivants de la longue saison des révoltes.
Nanni Balestrini est né à Milan en 1935. Membre du groupe des poètes d’avant-garde I Novissimi, il est parmi les fondateurs, en 1963, du Gruppo 63. Il travaille dans l’édition – comme directeur littéraire chez l’éditeur milanais Feltrinelli de 1962 à 1972 – et aussi pour le cinéma et la télévision. Il a dirigé les mensuels culturels Quindici et Alfabeta. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français.
Audacieuse expérimentation littéraire, pamphlet, manuel sociologique, instrument de propagande politique, lors de sa parution en 1971 le roman Nous voulons tout de Nanni Balestrini interpelle toute sorte de lecteurs, des critiques les plus exigeants aux jeunes révolutionnaires1 et produit l’effet d’une bombe dans le panorama culturel et politique de la péninsule. Aujourd’hui encore, il s’agit d’un texte incontournable pour quiconque se penche – avec le regard de l’historien, du lettré, du militant ou du non-spécialiste – sur cette foisonnante et complexe saison de recherches et de révoltes qu’ont été les années soixante-dix. Sa valeur documentaire, la force et la nouveauté politique dont il est porteur mais aussi la fécondité et l’inventivité littéraire qu’il révèle, en font le roman symbole de la décennie soixante-dix, livre charnière qui marque le début d’une phase politique inédite et qui inaugure une période de changements substantiels dans la littérature italienne.
Lorsque Nous voulons tout paraît chez l’éditeur Feltrinelli, l’Italie traverse un des moments les plus riches et les plus tumultueux de son histoire récente puisque la généralisation de la contestation sur le territoire national et la radicalisation de l’affrontement politique donnent corps aux projets révolutionnaires nés des mouvements de 1968. La vigueur et la durée des révoltes renforcent la conviction que les piliers mêmes de la société bourgeoise sont en train de s’écrouler, qu’il est en cours une phase révolutionnaire en mesure de renverser l’ordre social existant. Selon une spécificité toute italienne – due à l’importance du courant opéraïste dans les années soixante et à l’ancrage des militants dans les usines – la contestation étudiante se double de manifestations spontanées de la part des ouvriers.
C’est la période de la croissance exponentielle des mouvements d’extrême-gauche et de la constitution des groupes extra-parlementaires, tels Lotta Continua ou Potere Operaio dont Balestrini a été l’un des fondateurs avec Toni Negri, Sergio Bologna et d’autres. De mai à juillet 1969, à commencer par l’établissement Mirafiori de Fiat et dans plusieurs usines du Nord de l’Italie, des grèves sauvages non dirigées par les syndicats bloquent la plupart des ateliers pour aboutir à ce qu’on a appelé l’automne chaud. « Que voulons-nous ? Nous voulons tout ! » c’est le slogan redoutablement joyeux et arrogant hurlé par les ouvriers le 3 juillet pendant la célèbre révolte de corso Traiano alors que, sortis de l’usine de Mirafiori, ils marchent à la conquête de la ville de Turin.
Comme Balestrini le rappelait dans le cadre d’une série de conférences organisées en novembre 1971 par Potere Operaio2, Nous voulons tout illustre l’explosion de ces luttes ouvrières.
Né dans l’espoir de l’avènement de la révolution, c’est un livre qui a pour objectif de faire connaître le nouveau « sujet révolutionnaire » à l’origine de ces luttes : « l’ouvrier-masse ». Suivant le récit à la première personne du protagoniste, le livre retrace le parcours qui a conduit ce jeune méridional à émigrer à Milan et à Turin en quête d’une meilleure qualité de vie. Les cinq chapitres de la première partie du livre (Le Sud, Le travail, Le Nord, Fiat, La lutte) s’articulent autour de motifs récurrents : des expériences de travail aliénantes, les stratagèmes du personnage pour éviter de travailler, ses affrontements avec les garants de l’autorité. En adoptant une structure qui évoque celle d’un roman de formation, à travers le cas exemplaire du protagoniste cette première partie éclaire les caractéristiques principales de la catégorie de l’ouvrier-masse : son origine méridionale, son absence de professionnalisation, son interchangeabilité, sa mobilité, le travail à la chaîne. Mais aussi sa radicalité, son refus de la discipline et du travail, le spontanéisme de sa rébellion, le recours à la violence. Autant d’attitudes qui déterminent individuellement et comme type sociologique le personnage et à travers quoi il affirme son autonomie de classe, sa volonté de s’emparer du pouvoir pour détruire l’État capitaliste. C’est d’ailleurs dans l’usine par excellence, Fiat, que la révolte instinctive du protagoniste va progressivement se transformer en conscience politique jusqu’à en faire un des acteurs principaux des luttes ouvrières du printemps 1969. Dans la seconde partie du livre, « à partir du moment où le personnage comprend la dimension collective du combat – comme l’a expliqué Balestrini –, les choses dont [le roman] parle sont celles qui servent à élucider les niveaux et les instruments des luttes »3. Dès lors, les chapitres s’intitulent à ces différents niveaux et instruments : le salaire, les camarades, l’autonomie, l’assemblée et l’insurrection. Autrement dit : le terrain sur lequel il faut se battre, le niveau d’organisation politique minimum, la façon dont le mouvement se développe, la forme d’organisation de masse, et enfin la forme de la lutte.
Cette rapide présentation des contenus de Nous voulons tout témoigne à elle seule du changement que semble connaître l’écriture balestrinienne après 1968 et pourrait expliquer les réactions désorientées d’une bonne partie de la critique italienne à la parution du roman4. L’auteur le plus radicalement formaliste de la néo-avant-garde italienne – celui-là même qui s’était attelé à une opération systématique de destruction des normes littéraires et langagières par la liquidation de la figure de l’auteur5, par la mise en cause de la narration6, par la déconstruction même du signe linguistique7 – était accusé de renier ses précédentes recherches expérimentales et de faire du néoréalisme après l’heure. Certes Balestrini, comme d’autres écrivains au lendemain de 1968, était à la recherche d’une pratique artistique et intellectuelle pouvant participer de l’élan révolutionnaire, d’une littérature « faite par les masses et pour les masses »8. Il est néanmoins fondamental de souligner que la dimension de propagande et la portée politique de Nous voulons tout, ainsi que sa force et son originalité, relèvent de sa capacité à exprimer, non seulement en termes de contenus mais avant tout dans la langue, l’esprit des mouvements contestataires de l’après-68. Balestrini, comme peu d’autres écrivains ont su le faire à la même époque, parvient en effet à créer un langage qui traduit formellement la singularité du nouveau phénomène social
et politique : la spontanéité et la violence de la lutte, son absolutisme, son caractère anonyme et collectif.
Rappelons tout d’abord une donnée essentielle, à savoir les matériaux dont est constitué Nous voulons tout. Puisant directement dans la réalité extra-textuelle, Balestrini construit son roman à partir d’interviews faites à Alfonso Natella, un jeune ouvrier militant de Potere Operaio qu’il avait rencontré lors des grèves de Mirafiori. En utilisant comme matière première du livre ces enregistrements, mais également la langue des tracts et des assemblées, le pari qu’il tente (et gagne) est de produire une œuvre littéraire à partir de matériaux issus des luttes sociales et qui conservent donc une valeur politique effective. En ce sens, Nous voulons tout est l’un des premiers textes de l’époque répondant à l’exigence d’une prise de parole de la part des classes prolétariennes qui passerait aussi par la littérature9.
Mais au moment même où Balestrini privilégie un point de vue « interne au prolétariat »10 c’est en considérant l’ouvrier-masse en tant que « sujet linguistique particulier »11. En écrivain expérimenté et en maître du collage tel qu’il a toujours été, c’est par un subtil travail de réélaboration du flux oral et de montage des fragments écrits qu’il réussit à préserver la puissance communicative des matériaux employés et à reproduire un « effet d’oralité ». Nous voulons tout est un « roman d’action » dont l’action se fonde principalement sur les formes du langage et sur leur transformation à l’intérieur de l’œuvre. Aussi, par exemple, l’idiolecte même du protagoniste est-il façonné par l’auteur – du point de vue de l’articulation des contenus, de la syntaxe et du rythme – pour en faire le reflet linguistique de ses convictions idéologiques, brutales et irrespectueuses peut-être, mais qui ont l’évidence d’un truisme : le travail est exploitation et il faut s’en libérer par tous les moyens. De même, au fil du texte, la progression narrative qui conduit le lecteur du récit de l’histoire personnelle d’Alfonso à la chronique des luttes collectives repose, elle aussi, sur une graduelle évolution du langage. À travers le passage du « je » du narrateur au « nous » des tracts et des assemblées, de la singularité à la pluralité des voix, Balestrini parvient à transmettre l’énergie d’un mouvement politique en pleine constitution, un mouvement dans lequel ce qui importe n’est pas l’individu en tant que tel mais l’émergence d’un sujet collectif. Enfin, au moment culminant de la bataille de corso Traiano l’individuel et le commun se fondent complètement lorsque le protagoniste de rebelle solitaire se transforme en « héros […] ou en « paladin » de la Chanson de Roland »12 luttant à côté de ses camarades contre l’ennemi.
Redécouverte de l’oralité, dimension chorale, désir de narrer les hauts faits d’une collectivité, Nous voulons tout peut certainement être considéré une chanson de geste moderne, le poème en prose des années soixante-dix13. En réintégrant et en prolongeant les formules de la néo-avant-garde, Balestrini poursuit en réalité le renouvellement des modèles du roman traditionnel et élabore une forme moderne de style épique qui caractérisera non seulement ses romans à venir14 mais nombre d’autres textes narratifs de la seconde moitié du vingtième siècle.
1. « Vogliamo tutto, le nouveau roman de Nanni Balestrini, s’est vendu comme des petits pains. Les dames l’apprécient, les étudiants le lisent, les hommes politiques en discutent, les hommes de lettres l’étudient, les écrivains qui savent lire le respectent », Angelo Guglielmi, La letteratura del risparmio, Milan, Bompiani, 1973, p. 53.
2. N. Balestrini, Prendiamoci tutto. Conferenza per un romanzo, letteratura e lotta di classe, Milan, Feltrinelli, 1972.
3. Ibid., p. 14.
4. Nous renvoyons au chapitre « Vogliamo tutto e la critica » que Claudio Brancaleoni consacre à la question de la réception de Nous voulons tout. Voir Il giorno dell’impazienza. Avanguardia e realismo nell’opera di Nanni Balestrini, San Cesario di Lecce, Manni, 2009, p. 101-114.
5. Balestrini est l’un des premiers écrivains à réaliser des poèmes à l’aide d’un calculateur électronique : « Tape Mark I » et « Tape Mark II », initialement publiés dans L’Almanacco letterario Bompiani, Milan, Bompiani, 1962.
6. Il suffit de comparer la structure de Nous voulons tout à celle du précédent roman de Balestrini, Tristan, Milan, Feltrinelli, 1966 [pour l’édition française, Seuil, 1972].
7. Voir les recueils de poèmes Come si agisce (Milan, Feltrinelli, 1963) et Ma noi facciamone un’altra (Milan, Feltrinelli, 1968).
8. N. Balestrini : « I nemici della poesia », in Quindici, n° 18, juillet 1969, p. 15.
9. Dans la première moitié des années soixante-dix différentes revues et journaux se font l’écho de l’émergence d’un nouveau phénomène littéraire : la « littérature sauvage ». Cette appellation embrasse des œuvres différentes dont le dénominateur commun est toutefois la volonté de faire de la littérature l’instrument de l’expression des catégories sociales les plus assujetties : de renouer donc le dialogue entre la réalité et la littérature.
10. Mario Lunetta : « Il carro armato della neoavanguardia. Intervista a Nanni Balestrini », Aut, mai 1972, p. 33.
11. Renzo Paris, Il mito del proletario nel romanzo italiano, Milan, Garzanti, 1977, p. 163.
12. Claudio Brancaleoni, op. cit., p. 96.
13. Le premier critique qui a parlé d’un style épique pour l’œuvre de Balestrini et tout particulièrement pour la prose de Nous voulons tout a été Mario Spinella : « Le roman (ou « poème en prose ») est construit par laisses narratives, ou strophes, d’une longueur presque constante […] Nous savons qu’il s’agit seulement d’une allusion, mais souvent, en lisant ce livre, la Chanson de Roland nous est venue à l’esprit, pour la composition et certaines analogies de ton » (« Balestrini : “Vogliamo tutto” », in Rinascita, n. 47, 26 novembre 1971, p. 37).
14. Nous voulons tout inaugure une nouvelle voie de recherche, liée au traitement de l’oralité dans le texte et au rendu littéraire de la « langue parlée », que l’auteur développera principalement dans ses œuvres écrites après les années quatre-vingt, comme Gli invisibili (Milan, Bompiani, 1987), I furiosi (Milan, Bompiani, 1994) ou Sandokan. Storia di camorra (Turin, Einaudi, 2004).